Anne Zeitz. L’ultra mobilité des caméras de surveillance

Le rapport entre la caméra et l’arme en regard de trois films et installations d’Harun Farocki :
Images du monde et inscription de la guerre (1988),
J’ai cru voir des prisonniers (2000),
Eye/Machine I-III (2000-2003)

Le film Images du monde et inscription de la guerre réalisé par Harun Farocki en 1988 est basé sur l’imagerie de la deuxième Guerre Mondiale et se concentre spécifiquement sur le premier cliché pris du camp d’Auschwitz par un aviateur en 1944. Farocki analyse les images issues de la surveillance et de la reconnaissance militaire et questionne leur fonction et leur réception. Au sujet de l’application de la photographie dans le champ de la guerre, la voix-off du film commente une scène en ces termes:

«Les pilotes pouvant difficilement juger s’ils ont atteint leur cible, et avec quelle efficacité, on commença durant la Seconde Guerre mondiale à installer des appareils photos sur les bombardiers. La photographie qui conserve, la bombe qui détruit, les deux se rejoignent désormais. Les bombardiers furent le premier poste de travail équipé de caméras pour contrôler l’efficacité de la manœuvre.» (1)


Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre, 1988, film still

Dans Vision armée, Jordan Crandall est préoccupé par la vision verticale ou plongeante qui s’est effectivement développée par la rencontre de l’appareil photographique et l’aviation. Cette vision stratégique impliquant une sorte de pistage est liée à la fois à des techniques de triage et d’archivage et à des appareils de protection et de violation. Crandall constate:

«Là où l’image terrestre a un objet, l’image aérienne a une cible. » (2)

Farocki se penche sur la vision stratégique et aérienne dans Images du monde et inscription de la guerre. Il dévoile une certaine violence de la vision dans son installation J’ai cru voir des prisonniers. Réalisée en 2000, cette installation a été conduite par une recherche accrue dans les dossiers et dans l’imagerie des prisons aux États-Unis. J’ai cru voir des prisonniers se constitue autour d’une séquence filmée par une caméra de surveillance dans la cour bétonnée de la prison de haute sécurité Corcoran en Californie. Les mouvements des prisonniers sont non seulement contrôlés par la caméra, mais également par une arme à feu. La séquence montre l’intervention des gardes par cette arme lors d’une bagarre dans la cour. Dans cet espace où «angle de vue et angle de tir coïncident» (3), un prisonnier trouve ainsi la mort.


Harun Farocki, J’ai cru voir des prisonniers, 2000, film still

La frontière, encore tangible dans J’ai cru voir des prisonniers et dans Images du monde et inscription de la guerre, entre la vision (mécanique) et l’action (humaine) se dissout dans Eye/Machine I-III, trois installations que Farocki réalise entre 2000 et 2003. Il s’intéresse ici à nouveau à l’imagerie militaire mais cette fois-ci ce sont les images diffusées pendant la guerre du Golf qui sont analysés et décryptés. Dans Journal de guerre, Farocki commente:

«Un genre d’images qui faisait fureur en 1991 pendant la guerre du Golfe, dans cette guerre n’apparaît plus qu’en marge: les photos aériennes d’avions ou de drônes affectés à la surveillance des bombardements. Noir et blanc de faible contraste, au centre le réticule. L’enregistrement s’interrompt avec l’impact du projectile. Plus étonnantes encore étaient ces images qui, depuis la tête des projectiles, retransmettaient l’approche de l’objectif, images de «bombes filmantes».» (4)

Dans Eye/Machine I-III, Farocki montre des projectiles «filmants» et autoguidés. Ici, l’arme et la caméra forment une unité. Les images émises par ces caméras «kamikaze» ultra-mobiles instaurent une identification étrange du spectateur avec le missile. Le fonctionnement des armes autoguidées rappelle l’automatisation de la vision annoncée par Paul Virilio. Selon Virilio, la technologie militaire a non seulement transformé notre façon de voir, mais surtout elle a permis la production de la «machine de vision» « capable, non plus uniquement de reconnaissance des contours des formes, mais d’une interprétation complète du champ visuel, de la mise en scène proche ou lointaine d’un environnement complexe » (5).


Harun Farocki, Reconnaitre et poursuivre, 2003, film still

Certains missiles que l’on voit dans Eye/Machine I-III possèdent une banque d’informations intégrées. Par ce moyen, ils comparent l’image actuelle et l’image hypothétique afin de chercher des correspondances et d’adapter leurs mouvements aux changements éventuels. Farocki met en question l’«intelligence» de ces armes soulignant que dans la plupart des cas, les caméras intégrées ne servaient qu’à la vérification de l’efficacité du missile. Puis, en faisant croire à une précision accrue les images diffusées dissimulaient le grand nombre de victimes de cette guerre.

«Ces images étaient par conséquent une étrange réclame: réclame pour une arme que l’industrie aurait bien aimé développer et vendre, et que le commandement militaire aurait bien aimé pouvoir se payer. Une arme prétend exister pour imposer son droit à l’existence ! » (6)

Une scène du film Hollywoodien Syriana de Stephan Gaghan manifeste de cette prétention: un missile radioguidé (probablement depuis le Pentagone) par le CIA atteint en quelques secondes une cible ennemie au milieu du désert des Émirats Arabes avec une précision foudroyante…

Anne Zeitz, doctorante en Esthétique à l’Université Paris 8

Notes
(1) Harun Farocki, «Images du monde et inscription de la guerre», in Films, Paris, Théâtre Typographie, 2007
(2) Jordan Crandall, «Vision armée», in Multitudes, n°15, 7 février 2004 + http:// jordancrandall.com/
(3) Harun Farocki, «Images de prisons», in Films, Paris, Théâtre Typographie, 2007
(4) Harun Farocki, «Journal de guerre», in Films, Paris, Théâtre Typographie, 2007
(5) Paul Virilio, La Machine de vision, Paris Galilée, 1988
(6) Harun Farocki, «Journal de guerre», in Films, Paris, Théâtre Typographie, 2007
Site internet d’Harun Farocki : http:// www.farocki-film.de/