Jean-Louis Boissier : « leurs lumières », illumination et aveuglement

Les artistes qui participent à « leurs lumières » sont de cette jeune génération qui a grandi au sein de la culture numérique et qui ont eu, dans leur formation artistique, un contact direct avec l’interactivité des nouveaux médias. Au moment de répondre à l’invitation de prolonger, à Saint-Riquier, le thème de la lumière ouvert par Alfred Manessier, Le tragique et la lumière, et de le coupler à la problématique des écritures, j’ai pensé à ma propre formation auprès de Frank Popper, inventeur de l’art cinétique, théoricien des arts et langages des nouveaux médias. J’ai donc rapidement sollicité ces jeunes artistes pour les avoir connus directement dans leurs recherches. Pour autant, s’ils ont en commun une certaine pratique des médias technologiques, ils n’en font nullement leur spécialité exclusive, ils en tirent une approche détachée et distanciée, voire critique, une méthode d’intervention dans une époque marquée par les technologies de l’information. Les techniques de la lumière, la lumière artificielle qui vient de l’électricité et de l’électronique, sont donc leur objet autant que leur instrument. En recevant « leurs lumières », on ne peut pas ne pas révéler leurs attaches avec un art de la lumière et du mouvement, de l’environnement et de la participation, dont l’exposition peut elle-même revendiquer la filiation historique et expérimentale.

Dans l’Émile, Jean-Jacques Rousseau révèle comment, en regardant le lever du soleil sur la plaine du Pô, il voit les ombres allongées des arbres qui se donnent littéralement à lire, comment il a la révélation de la lisibilité du monde. Car, si la lumière est le fondement de la visibilité, elle l’est aussi de la lisibilité. Plusieurs des propositions de « leurs lumières » mettent ainsi en scène la lecture : Julie Morel, avec Light my Fire, donne à vivre la difficulté de la lecture : si le texte sérigraphié à l’encre phosphorescente est difficile et parle lui-même, citant Georges Bataille, de l’appréhension du langage, il n’est pas visible en pleine lumière et il n’est visible qu’un instant dans le noir, le temps qu’il se décharge de la lumière qu’il a accumulée. Mayumi Okura, avec La Petite Fille aux allumettes, invite littéralement à jouer avec le feu. Ce que l’on gagne à craquer une allumette, c’est de faire naître, révélée par la vidéo qui capte notre geste, l’inscription de courtes phrases du conte d’Andersen. Leur lecture pourrait nous arracher des larmes. Elle se paie, comme dans le texte, par la dépense des allumettes, une dépense d’autant plus jouissive qu’elle transgresse l’interdit « on ne joue pas avec les allumettes ! ». En exergue de l’exposition est placé le Détecteur d’anges de Jakob Gautel et Jason Karaïndros. C’est une cloche de verre contenant une ampoule sur un socle en bois vernis, un objet de la famille des vieux appareils de physique. À l’Abbaye de Saint-Riquier, il trouve sa place dans une ancienne bibliothèque. Non seulement parce qu’il participe du cabinet de curiosités, mais parce qu’il met à l’épreuve le jeu contraire du silence de la lecture et du son de la voix. La lampe est là comme signal : pour qu’elle s’éclaire, il faut que le silence se fasse. Et cette lumière nous permet, par exemple, de lire. Mais que l’on s’exclame à la découverte de sa magie, elle s’éteint aussitôt. « Derechef » aurait-on dit au XVIIIe siècle. Car, Rousseau encore : « L’écriture [on dira aussi la lecture], n’est qu’un supplément à la parole ».

petite-fille

Vendredi 9 novembre 2012. La Petite Fille aux allumettes, installation interactive de Mayumi Okura, 2007-2012. En craquant une allumette, on provoque la projection et on voit se former les phrases dans la lumière. En démonstrateur, un étudiant de l’École supérieure d’art et design d’Amiens.

Une chose se vérifie donc, c’est que si la lumière est facteur du visible et du lisible, elle l’est aussi du jouable. Ne parle-t-on pas de « jeux de lumières » ? Par cette jouabilité, on aborde la lumière comme substance perceptible, comme facteur sensitif et affectif, c’est-à-dire comme chose réelle. Ainsi, Félicie d’Estienne d’Orves construit spécialement une image tangible de l’Éclipse, une manière de soleil noir, référence probable à l’oxymore romantique, figure de la mélancolie, mais peut-être, plus littéralement, moment du récit cosmique et hypnotique qu’inscrit la lumière globale, déjà abordé avec son installation précédente, Supernova, en 2011. Si la lumière est environnement, elle est aussi circonstance. La chambre blanche de Parallèles, installation interactive de Marie-Julie Bourgeois, elle aussi une création pour « leurs lumières », est le lieu du pur récit du passage du temps, de l’éloge de la variablité. « Couché / Je vois tourner le soleil / Chambre d’été » (ou d’hiver, ou d’automne, ou de printemps). Ce faux haïku, inspiré par celui que cite Roland Barthes dans La Préparation du roman, séance du 13 janvier 1979 du Collège de France : « Couché / Je vois passer des nuages / Chambre d’été », fragment instantané de réel, ouvrant sur tous les récits potentiels, pourrait donner la clé à la fois contingente et universelle de l’œuvre. Minimaliste à l’intérieur : un simple rayonnement de fentes de persiennes; hyper technique à l’extérieur : un ensemble de quatre grandes machines optiques, mécaniques, électroniques et numériques, faites pour simuler l’incidence du soleil. Le pilote est le regardeur. Il décide, par la rotation d’une sphère, de l’heure et du lieu, partout sur la terre, où il veut être transporté.

Il y a aussi, dans Caméra 1, plan 8, le film de Marion Tampon-Lajarriette, une construction faite exclusivement de lumière. Sa mer agitée de vagues, vue du ciel, au large, est l’image la plus artificielle qui soit de l’objet le plus naturel qui soit. C’est le propre de l’image de synthèse, calculée par ordinateur, que de considérer l’aspect final comme cause de ce qui le fait naître. On croyait autrefois que le rayon de lumière qui nous fait voir les choses partait de l’œil. L’image virtuelle est gouvernée par une semblable logique, avec la technique du lancer de rayons (ray tracing en anglais) et aussi par le principe de radiosité qui regarde toute surface comme source de lumière. La caméra virtuelle parcourt l’espace en un mouvement continu dont on ne peut saisir la raison. C’est dans la bande son, dans la voix off, empruntée au film d’Hitchcock La Corde (1948) que réside la solution. Dans le film de référence, la voix gouverne la caméra et la vision subjective de James Stewart, qui parcourt le décor désormais vide d’un grand living room où l’on a vu la nuit tomber, dévoile peu à peu le crime qui s’y est déroulé. Le langage est ici comme un faisceau de lumière révélateur : une fois encore le flux lumineux est la métaphore d’une vérité énoncée. Le film de Donald Abad, S’abstraire, est projeté dans l’espace symétrique pour suggérer une manière de diptyque avec la mer houleuse. Mais les protagonistes sont ici continuellement à l’écran, le film n’est fait que pour les suivre, pour enregistrer leurs apparences lumineuses. Il s’agit de l’artiste et de son chat. Le chat est tenu en laisse, mais à la manière d’un cerf-volant, par une longue ficelle sur un dévidoir. C’est l’hiver, ils sont en rase campagne, dans un champ, dans la terre. Le jour se lève, le soleil se couche, ils rentrent dans leur tente. On ne le comprend pas tout de suite, mais sa pupille toujours grande ouverte nous le montre : le chat est aveugle. C’est lui pourtant qui décide des déplacements, qui guide son maître, qui conduit la performance, qui filme parfois, qui inscrit le récit.

La lumière nous a donc conduit à l’éclipse et à l’aveuglement. Ce qu’expose Michaël Sellam est presque invisible, on peut ne pas y prêter attention. On dira que c’est une sculpture, une pièce en métal d’un centimètre et demi de diamètre, encastrée dans la cimaise blanche à un mètre cinquante du sol. Ce qui apparaît comme un judas, un œilleton, provoque notre naturelle pulsion scopique comme dit la psychanalyse. Ce désir est pourtant contrarié par un sentiment de risque. Traversant ce trou dans le mur, un mince rayon condensé de lumière rouge, un laser, avive la fascination pour la lumière et, simultanément, pointe la peur qu’elle peut porter en elle. D’ailleurs, sur le cartel, le titre, Blind Test, n’est-t-il pas assorti du moderne pictogramme que la loi impose pour signaler un rayon laser ? Et si l’on fermait les yeux, aurions-nous droit encore à une histoire ? Les rêves ne sont-ils pas faits, eux aussi, de lumière ? Fermer les yeux est le titre de l’installation de Tomek Jarolim. Elle s’annonce comme Dreamachine numérique. Le visiteur en est le sujet. Il s’assied et, dès qu’il ferme les yeux, une séquence de lumières colorées se déclenche devant lui. L’artiste et expérimentateur nous dit : « les impulsions lumineuses stimulent le nerf optique et modifient la fréquence électrique du cerveau : le spectateur découvre des motifs, des couleurs et des images abstraites. Plus l’expérience dure, plus les impressions s’intensifient, plus il se sent submergé de couleurs. » La lumière vient donc de l’intérieur ? S’agit-il vraiment d’images mentales ? L’interactivité s’est-elle déplacée jusque dans le cerveau ? Nous ne sommes plus dans le constructivisme positiviste ou métaphysique, nous ne sommes plus dans l’illusoire voyage psychédélique. Nous sommes pourtant les testeurs volontaires de ce qui continue à distinguer l’illumination de l’aveuglement.

S’il emploie fréquemment les mots « lumière » pour signifier la connaissance et la raison, « éclairé » pour faire valoir la culture morale et la vérité, Rousseau use constamment des termes « obscurité », « ténèbres », « aveuglement ». Au demeurant, ce qui fera sortir de l’ombre le Rousseau philosophe, c’est « l’Illumination de Vincennes ». Illumination n’est pas synonyme de lumière : le Discours sur les sciences et les arts relève de l’intuition et de la conviction, pas nécessairement de la connaissance rationnelle et livresque. Si Rousseau appartient au Siècle des Lumières, son génie, sa lumière propre, aura été de s’en démarquer. C’est pourquoi, contre toute attente, sa réponse au concours de 1750 de l’Académie de Dijon : « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs » sera : « non ». Sous le prétexte du tricentenaire de sa naissance, nous invitons Rousseau pour un supplément à « leurs lumières ». Lumières de Rousseau est un dispositif issu des recherches du groupe « Écrans mobiles et récit interactif ». L’intégralité de l’œuvre a été explorée à l’ordinateur pour y relever des phrases ayant trait à la lumière et pour les placer dans une tablette numérique. Le lecteur, dont le comportement est dicté par cet écran, parcourt les salles, éclairé par la page-écran qu’il lit et qui, simultanément le filme.


Illustration : Le Monde/NASA

Le titre « leurs lumières » n’est pas un nom propre, c’est un segment de phrase à placer dans diverses phrases. Vérifiant sur Google si cette expression n’est pas exagérément prise, on découvre qu’elle est employée d’abord dans des phrases symétriques de l’« éclairez vos lumières » de l’entrée des tunnels, ou telles que : « sont invités à éteindre leurs lumières », pour économiser l’électricité. Il ne s’agit plus du blackout opposé aux bombardements mais d’une réplique aux excès de la consommation énergétique. Il y a quelques années, les photos satellitaires nous ont fait découvrir l’éclairement planétaire. Les grandes métropoles du monde, et peut-être Tokyo plus que toutes, se sont éclairées à outrance, comme gage de sécurité. Au prix terrible de la catastrophe nucléaire, les Japonais choisissent désormais la voie de « l’éloge de l’ombre » — le titre de l’essai de Tanizaki, 1933 : « Ce monde de rêve à l’incertaine clarté que sécrètent chandelles ou lampes à huile, ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme ». Tout en avouant que ces mots l’aient longtemps mise mal à l’aise, l’écrivaine japonaise vivant en Allemagne, Yoko Tawada, n’écrit-elle pas, dans son Journal des jours tremblants (Verdier, 2012, pp. 104-105)* :

« Ma mère allumait les lumières dès qu’il commençait à faire un peu sombre en fin d’après-midi, c’est ainsi que j’ai grandi dans un espace éclairé et uniformément blanc jusque dans les recoins. La moindre parcelle d’obscurité lui rappelait les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. L’économie japonaise s’est développée dans les années soixante-dix en effaçant à tout prix, par la lumière des ampoules, la mémoire de la guerre. Puis la crise est arrivée dans les années quatre-vingt-dix, sans pour autant assombrir l’éclairage de Tokyo […]. Mais peu de gens savaient que cette énergie illuminant Tokyo vingt-quatre heures sur vingt-quatre était produite à Fukushima et menaçait la vie humaine. »

Des spectacles pyrotechniques du Siècle des Lumières, à la « lumière indirecte » de la vidéo-surveillance nommée par Paul Virilio dans L’Inertie polaire (Bourgois, Paris, 1990)**, en passant par la lampe électrique à incandescence d’Edison, la lumière se prête à la métaphore mais elle échappe fondamentalement à la représentation. La flamme de la bougie dans les peintures de Georges de La Tour ou de Gerhard Richter nous parvient, nous éclaire littéralement, par la lumière qu’elle réémet. Je me souviens de l’installation One Candle de Nam June Paik, à Francfort en 1989, qui exaltait cette tautologie inéluctable. Une bougie voyait sa flamme fluctuante captée par une caméra vidéo et démultipliée en une série de projections sur tous les murs, les six vidéo-projecteurs décomposant eux-mêmes l’image de la flamme en trois images, dans les rouge, vert et bleu de la vidéo. Si la lumière est bien sûr partout dans les arts visuels, dans la peinture comme dans les films ou les installations, elle ne se présente que par elle-même. Il n’existe pas de lumière, à proprement parler, artificielle.

Septembre 2012

 


* Yoko Towada, Journal des jours tremblants, Verdier, 2012.


** Paul Virilio, L’Inertie polaire, Bourgois, 1990.