Gladys C. Fabre. La culture survoltée

Cet article de Gladys C. Fabre, historienne d’art free lance, est paru dans le catalogue de l’exposition Electra, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1983, pp. 206-226. C’est une sorte d’éloge argumenté de la culture pop et underground américaine, du mouvement hippy, à l’«ère de la joie électrique». Comme en écho au texte de Brion Gysin, «Dream Machine», nous en publions ici une partie
, sous-titrée «Vers une nouvelle psycho-sociosphère» dont la spécificité, selon Gladys C. Fabre, se formule ainsi:

Nous sommes habitués à vivre rapidement, à être «synchro» dans un monde de machines où «le temps c’est de l’argent», à être efficace et à obtenir la satisfaction de nos besoins matériels dans l’instant: «j’appuie sur un bouton, j’éclaire». [Cet article nous éclaire sur les modalités artistico-technologiques de réalisation de ce désir «du tout, tout de suite» dans les années soixante et soixante-dix aux États-Unis:] peintres, chorégraphes, musiciens d’avant-garde, artistes de performances vont rechercher à créer des effets hypnotiques par la fixation, l’atonalité, la répétition, le vide, la lumière ou les vibrations sonores, afin de procurer au spectateur une perception différente (par le corps) et diversifiée de l’Espace et du Temps.

Vers une nouvelle psycho-sociosphère

L’électrification intensive de la musique populaire accompagnée des light-shows vers le milieu des années soixante (Dylan électrifie sa guitare en 1965) fut portée par les mouvements post-Beatniks puis Hippies. Le Festival de Monterey (1967) inaugura l’ère des grandes manifestations musicales. L’«Acid rock» (20) comme son nom l’indique est inséparable des drogues et tout spécialement du LSD. L’art cinétique psychédélique employant néon, projecteurs de cinéma, vidéo et stroboscope, participait au «Trips-Festival» (janvier 1966) au même titre que la musique. Les projections lumineuses de Roy Seburn ou la Dreamachine de Brion Gysin (21), le stroboscope en projetant une lumière vive à un rythme accéléré, provoquaient des effets et des sensations proches de celles que provoquaient le LSD. Pour les gens qui se trouvaient sous le stroboscope tout semblait s’éparpiller. «Pour les danseurs en extase… leurs mains s’envolaient, se figeaient en l’air. Ces visages luisants se décomposaient. Tout un monde épinglé sur le tableau de chasse d’un collectionneur de papillons: c’était ça l’expérience.» (22)

Tom Wolfe a dépeint dans son ouvrage The Electric Kool-Aid Acide Test cette société de marginaux, une des composantes du mouvement hippy, réunie autour de l’écrivain Ken Kesey. Leur originalité face au courant de Timothy Leary par exemple était de ne pas refuser le monde industriel mais au contraire d’y rechercher un support de l’extase. Pour Leary c’était le retour à la vie pastorale, à l’artisanat et une certaine conformité avec la philosophie orientale dans ce qu’elle implique de sobriété, de méditation, de calme et de passivité. Au contraire, «la direction de Kesey», nous dit Wolfe, «celle qui prévaut aujourd’hui à Haight-Ashbury, en tant que mode de vie… consiste à prendre tout ce qui bouge, tout ce qui fonctionne, n’importe quoi, les fils à haute tension, les tubes, les rayons, les volts, les décibels, les faisceaux, toutes les projections et toutes les combustions de l’Amérique de la bannière étoilée, du néon et de la Day-Glo, et de le porter à un extrême assez mystique pour vous conduire aux limites occidentales de l’expérience…» (23). Dans un chapitre intitulé «La Guerre des rêves», Wolfe explique comment l’entourage de Kesey, comportant sporadiquement des Hell’s Angels et plusieurs groupes de rock dont les Grateful Dead, et en permanence les Prankster, ne pouvait s’accommoder des «sornettes» learystes. Ils recherchaient l’illumination, le Kairos à travers les technologies du siècle, lumière artificielle et drogues chimiques: «Du LSD et les feux:::: de la rampe:::: le berceau de verdure magique se dissout en… poussière de néon… Pour du pointillisme c’en était… Impossible de décrire la beauté de cette révélation: voir tout à coup, pour la première fois, l’atmosphère dans laquelle vous vivez depuis des années, et sentir en même temps à l’intérieur de votre être jaillir de votre cœur, de votre torse, et inonder votre cerveau une fontaine d’électricité… (24) Ainsi Kesey et son entourage désiraient, avec un succès aussi destructeur qu’éphémère allier le monde technologique à une mystique orientale, à un nihilisme mêlé de contestation politico-sociale, et parfois même à une attitude primitive, proche du barbarisme (avec les Hell’s Angels par exemple).

L’expérience «hippy»

L’expérience «hippy» a eu un impact plus important que pourrait le laisser croire sa brève durée, son champ d’action restreint, et sa récupération commerciale. Elle apparaît comme la manifestation exotique, provocante et spectaculaire d’une remise en question de la société industrielle dans ses aspects les plus contraignants, tels que Toffler (2) les analyse: standardisation, spécialisation (ou technocratie), synchronisation de l’homme (aux rythmes de la machine), concentration, maximalisation (big is beautiful!), centralisation. Curieusement on peut dire que la contestation de cette jeunesse américaine, à la fin des années 60, tournée vers les philosophies orientales (adaptées au goût du jour) a préparé mieux que mai 68 en France (car la critique n’est pas sortie du système cartésien) le monde de demain tel que le définit Toffler dans La Troisième vague (2). Deux raisons parmi d’autres moins importantes, peuvent défendre cette idée a priori contestable: d’une part cette jeunesse marginale a «chamboulé» (à sa manière) la notion du temps telle qu’elle était appréhendée par la société industrielle, bien que cette dernière fut déjà démolie par la science; d’autre part, elle a entraîné la prise de conscience du fait que s’ouvrait devant nous une ère de l’«atomisation» des cultures. Enfin parmi leurs contributions partielles on peut aussi invoquer la libéralisation de la sexualité et l’élaboration d’une image du sexe masculin moins agressive, moins dominatrice.

Nous sommes habitués à vivre rapidement, à être «synchro» dans un monde de machines où «le temps, c’est de l’argent», à être efficace, et à obtenir la satisfaction de nos besoins matériels dans l’instant: «j’appuie sur un bouton, j’éclaire», «j’envoie un télex à l’autre bout du monde, le message parvient immédiatement»… Dans ce contexte, il apparaît plus difficile de faire accepter à la masse en général, et plus spécialement aux jeunes, que la satisfaction de nos droits humains, de notre plaisir, voire de nos phantasmes, soit comme par le passé, différée au nom du sacro-saint rationaliste «principe de réalité» (25). Ainsi il est vrai qu’après 2000 ans de mutisme forcé, les femmes revendiquent leurs droits et nomment un des leurs mouvements Now. En 1967, Hélix un journal de Seattle commente un concert rock: «Les Doors (26) crient dans un auditorium sombre ce que nous tous dans l’underground murmurons plus doucement  dans nos cœurs! Nous voulons le monde et nous le voulons… maintenant! (27) De même que le Living Theater au cours de sa tournée en 1968 proclame «Paradise Now» tandis que les graffiti sur les murs parisiens réclament frénétiquement «l’Imagination au pouvoir». Hélas! On l’attend toujours. Cette exigence dans l’immédiateté de la satisfaction des droits et des aspirations politiques trouve un parallèle dans l’assouvissement des plaisirs sexuels, visuels, sonores. Elle est liée au phénomène de la consommation, (publicité intensive, modes éphémères, changements) qui en définitive reste inséparable de l’utilisation technologique.

Chez les hippies, la drogue, combinée à la philosophie orientale (le I Ching était le livre suprême du «Maintenant») les conduisirent à faire l’expérience d’une autre perception de l’Espace et du Temps. «Être synchro» pour eux c’était vivre dans l’instant —un moment suprême: Le Kairos. Ils avaient la sensation corporelle et spirituelle d’être à l’unisson du Cosmos, d’un autre  monde où étaient abolies les barrières entre le moi et le Non-moi, le Temps et l’Espace, l’Intérieur et l’Extérieur.
S’il est exact que cette pensée hippie a débouché essentiellement sur ce que Roszak (28) appelle un «easy-do Synchretism», il n’en demeure pas moins que l’expérience des drogues, et les influences des philosophies orientales ont marqué une génération entière. Comme l’énergie de la pop musique des années 60 a été récupérée au cours des années 70 par le show-biz: la stratégie de Madison Avenue étant «ne leur vendez pas simplement un ouvre-boîte, vendez leur un nouveau style de vie» (29). L’expérience psychédélique sera profitable au changement socio-culturel.

Dans le Blues-Rock la chanteuse «Janis Joplin était vraiment vendue comme le symbole de tout ce qui était contre cette idée même du commerce. En fait, elle était commercialisée pour son authenticité: ce qui était évidemment une contradiction et contenait le germe d’une authenticité institutionnalisée qui deviendrait vite une forme d’artifice» fait remarquer son amie et biographe Myra Friedman (30). Sa solution des «défonces» à l’alcool et autres drogues qui conduisit bon nombre d’artistes à la mort, fut remplacée à l’initiative du show-biz, par le culte de l’artifice, des light-shows (ex: spectacle du groupe Kiss) du travestissement à l’Androgynie, et surtout par l’accélération des modes, la saturation diversifiée (multiplication des groupes) et le compartimentage étiqueté du marché. Parallèlement l’expérience intuitive de l’Espace et du Temps, la sensation de communiquer sans parole, découverte par la méditation orientale, les drogues et la musique vont être mises à profit  dans les différentes expressions artistiques des années 70. Peintres, chorégraphes, musiciens d’avant-garde, artistes de performances vont rechercher à créer des effets hypnotiques par: la fixation, l’atonalité, la répétition, le vide, la lumière ou les vibrations sonores, afin de procurer au spectateur une perception différente (par le corps) et diversifiée de l’Espace et du Temps.

Culture «survoltée», culture «éclatée»

La culture «survoltée» conduit donc les hommes et les femmes d’aujourd’hui et plus encore ceux de demain à se familiariser avec une nouvelle notion du temps qui refuse progressivement l’idée d’un temps unique, linéaire et universel. Une nouvelle génération surgit. Elle se méfie davantage des notions dictatoriales d’objectivité, de rationalisme sur lesquelles reposaient essentiellement la société industrielle. Elle cherche à rétablir l’intuition, fait place à la relativité, à une vision organique plutôt que mécaniste du monde, une approche globalisante. Est-ce une coïncidence si cette conclusion défendue par Toffler est aussi celle du physicien Fritjof Capra, professeur à l’Université de Berkeley, dans son ouvrage Le Tao de la Physique (31). De surcroît, Capra démontre que les notions essentielles des philosophies orientales n’apparaissent pas en contradiction, voire sont en harmonie avec les conceptions mises en valeur par les théories les plus avancées de la physique nucléaire: théorie d’Einstein, théorie des quanta, hypothèse du «bootstrap», relation d’incertitude de Heisenberg etc., alors que nos idées classiques provenant de la physique mécaniste et de la pensée rationaliste ne sont pas adéquates pour formuler une description de ces phénomènes. Ainsi des courants d’idées à première vue inconciliables peuvent coexister. Toffler note que bien des aspects de la civilisation agraire (intitulée 1ère vague): importance de la nature, sectes, petites communautés, spiritualisme, pourraient être récupérés par la civilisation électronique (3e vague) et contribuer ainsi à un meilleur équilibre.

L’influence de l’Orient sur la culture américaine en particulier nous conduit à considérer une dernière caractéristique de la nouvelle culture qui s’instaure. La culture «survoltée» est, et deviendra sans doute plus encore une culture «éclatée». Cette culture «atomisée» (32) nous avons l’espoir qu’elle ne tournera pas en conflits d’intérêts de groupuscules, mais qu’elle s’orientera plutôt vers un enrichissement, une diversification des produits culturels, consommables selon les aspirations. Ce n’est pas un hasard si les phénomènes de contre-cultures et sous-cultures se sont manifestés avec le plus d’ampleur, de créativité aux États-Unis, et de là ont parfois obtenu audience internationale. Les USA sont un véritable melting-pot des races et des cultures (33). Loin d’être un handicap, comme on l’a longtemps pensé, les minorités contribuent à la vitalité du pays. Ayant de plus en plus l’accès aux médias, dans un pays où ces techniques sont les plus avancées et les plus diffusées, ces groupes peuvent (avec difficulté certes, mais finalement mieux qu’ailleurs) défendre leur identité culturelle et leur idéologie politique. Il en est de même des sectes religieuses et des autres groupuscules. On doit espérer que partout dans le monde les minorités puissent un jour avoir accès à l’expression en créant un nouveau produit de synthèse composé d’ethnicité et de technicité, (notamment celle relative aux communications afin de ne pas demeurer inconnu, isolé) et contribuer ainsi à l’élaboration d’un nouveau regard qui se méfierait des critères uniformisant de l’Art international dénoncés maintes fois par Pierre Gaudibert (34).

Notes

20. Aussi bien  l’album Sergent Pepper des Beattles que la musique des groupes: Jefferson Airplane, Mother of Invention, Grateful Dead, Electric Flag, etc.
21. Brion Gysin poète américain, créateur des audio-poèmes (1957), puis avec son ami Burroughs des «cut-ups» pour brouiller le langage (1958), voir aussi note 39 [et article Brion Gysin, «Dream Machine»]
22. 23. 24. Propos attribués à Ken Kesey (auteur du Vol au-dessus d’un nid de coucou] dans l’ouvrage de Tom Wolfe, The Electric Kool-Aid Acide Test
2. cité dans Alvin Toffler, La troisième vague, Denoël Gonthier, 1980
25. Sur ce sujet voir Roszak, The making of a counter culture. Reflections on the technocratic society and its youthful opposition, Faber and Faber, London, 1970, chapitre «The Dialectics of Liberation»et spécialement les paes concernant Marcuse et Brown, pp. 103-104.
26. Les Doors, groupe de rock, dont le leader était le musicien-poète Jim Morrisson, avait pris leur nom du livre d’Huxley, Doors of Perception, 1954
27. 28. 29. ouvrage cité (note 25)
30. Myra Friedman, Janis Joplin, Albin Michel, coll. Rock et Folk, 1995
31. Fritjof Capra, Le Tao de la physique, Tchou, 1979. L’édition de langue anglaise date de 1975.
32. Bien sûr un autre scénario est possible, celui de voir un monde de plus en plus centralisé par la présence de gros ordinateurs concentrant les connaissances. Toffler le rejette mais le danger existe… De même il est plus probable que l’on assistera à une multitude d’expressions minoritaires plutôt qu’à une culture de métissage difficile à réaliser en raison de la multiplicité des composantes.
33. Ainsi la population de Chicago comporte 39,8% de Noirs et 14% d’Hispaniques (1981), celle de New York City 25,1% de Noirs, 7% de Juifs, 19% d’Hispaniques (1980).
34. Entre autres au cours de sa conférence sur la culture du Tiers Monde le 17 février 1983 au Centre Pompidou, Paris.