Mariina Bakic. La lumière collectivement performée

Mariina Bakic est titulaire d’une thèse d’esthétique intitulée Le performatif dans l’art contemporain, Université Paris 8, 2010

Nuage vert et « Sähköt Pois » (« on éteint la lumière »)

«Pour s’approprier le contenu de l’exposition et construire son parcours de visite, le visiteur devra mener une stratégie de saisie du sens (tel qu’il lui est spatialement proposé) en réagissant aux divers stimuli ainsi qu’aux diverses contraintes spatiales et rythmiques qui ponctuent la mise en scène des expos. Visiter une exposition, c’est donc «composer» au deux sens du terme: celui de produire une combinatoire, et celui de s’accommoder. Plus qu’une lecture, c’est une énonciation où s’inscrit et se manifeste une négociation entre la stratégie du concepteur et le travail sémiotique déployé par le visiteur, entre les propriétés du discours proposé et le rapport à la culture qui détermine le procès d’appropriation.»

Dans cette proposition de Frédérique Payn, l’énonciation spectatrice se révèle comme un précepte de lecture augmentée dans le cadre muséal, où la réactivité est stimulée non seulement par les œuvres, mais par la muséographie elle-même. Cette énonciation fait appel aux capacités interprétatives mais aussi culturelles du spectateur, formulant cette énonciation et même, son contenu. Ce contenu peut être relié à notre étude des styles de lecteur dans le cadre des installations interactives —des gestes tendant à l’appropriation, mais qui différent selon l’intention, l’appréciation, l’attention ou même la sensibilité du spectateur lui-même. Mais quel style de lecteur ou de lecture émerge de  l’action collective?
Deux installations —Le détecteur d’Ange de Jason Karaïndros et Jakob Gautel et Nuage Vert du duo HeHe—  partagent des éléments constitutifs fondamentaux: action collective et lumière qui en résulte. La qualité de ces éléments altère le sens et l’esthétique résultant d’actes de collaboration: l’un instruisant le spectateur, l’autre faisant appel à son intuition et son potentiel désir de communion.


Nuage vert à Ivry

Grand prix Ars Electronica 2009, le projet Nuage Vert du duo HeHe (Helen Evans & Heiko Hansen) propose le concept de la collaboration à l’échelle d’un quartier avec une récompense d’ordre moral. Ce projet, réalisé pour le poste de Salmisaari, une centrale thermique de la ville d’Helsinki, a été l’occasion d’un événement parallèle à l’installation elle-même: « Sähköt Pois » (« on éteint la lumière ») où la valorisation de l’action d’économie a été mise en perspective par les artistes. Les émissions de vapeur qui émanent de la centrale sont relatives à la consommation en électricité du quartier ouest de la ville et ses alentours. Cette émission est calculée en temps réel, et ses contours redessinés par un laser puissant, réalisant un nuage vert fluctuant depuis la cheminée. Le nuage est ainsi à l’échelle de la consommation locale; plus la consommation est grande, plus le nuage est petit. La réussite de l’opération « Sähköt Pois » a ainsi récompensé le quartier par une belle et grande émanation, affichant les couleurs de l’écologie et démontrant ainsi qu’une addition d’actions individuelles peut effectivement changer les données et agir pour  la différence. Cette interactivité à distance consistant en une action collective, concrète et instruite explore la capacité d’art de performer au nom de l’intérêt général, dépassant l’interprétation subjective. L’énoncé de la réussite de cette performance réside dans l’annonce et l’instruction donnée aux participants, mais une action collective peut œuvrer aussi sur un mode informel et sensoriel.

Le Détecteur d’anges

Le Détecteur d’anges (1992-1997) de Jakob Gautel et Jason Karaïndros est un appareil, précieux et fragile d’apparence, sensible au volume sonore environnant. Sur le fond de l’expression «un ange passe» cet objet interroge le sentiment collectif des spectateurs, et leur capacité de collaborer intuitivement. Sans préparation préalable le public est en situation d’apprentissage informel, où le spectateur est en position de deviner par tâtonnement le fonctionnement de l’installation. Si le brouhaha et le niveau sonore de l’espace d’exposition descend, le Détecteur d’anges s’allume. Une lumière —apparition angélique se laisse admirer tant que le silence persiste. Il devient une affaire collective de le garder présent. Les spectateurs, par le fait de se taire, performent la présence de l’ange. C’est une négociation aphone, mais dont l’intention est d’inscrire, de marquer la pause. La lumière est le signe de cette inscription, non pas une récompense pour une tâche bien menée, mais le basculement du signe de silence en une apparition.

L’énonciation d’une possible interaction est une tâche complexe, interrogeant la latence performative, entre constatation et le désir d’action. Comme il nous arrive parfois, de croire à une interaction, alors qu’elle n’existe pas, ou de ne pas la remarquer alors qu’elle existe, nous constatons que comme dans toute situation relationnelle, une dimension de croyance s’introduit dans nos actes et nos interprétations. C’est la qualité du feedback qui peut nous indiquer la véracité de ces croyances, valider ou non la projection de l’interprétation et transformer un acte en une performance. L’espace dans lequel l’énonciation se dessine est défini par l’établissement d’une relation au spectateur, où joue l’expression de l’énonciation, qui a sa qualité esthétique relative à la nature de la relation espérée.

Cette exaltation du prestige

Malgré la différence de modes performatifs pouvant relever d’un style de lecture, entre Nuage Vert, dont la transposition de l’acte à l’interaction est causale, et Détecteur d’anges au dispositif technique et sémiotique moins complexes, mais dont la lecture multiplie les niveaux, l’interactivité véhicule quelque chose de l’ordre de la magie.  Les fonctions de silence et de magie ont peu de qualités pragmatiques: valeur associée souvent à l’interactivité par une figuration du performatif dans la restitution de lecture et d’écriture. Pourtant, le performatif a du magique. Il est l’opération unique d’une transposition improbable entre deux actions de qualités que tout oppose, produisant un effet inexplicable autrement, que par des lois de sémantique performative. D’ailleurs, le vrai tour ne serait-il pas le performatif lui-même? N’est-il pas la causalité impossible entre deux actes si différents, mais qui se maintient malgré tout et parvient même à sembler logique, hors de toute attente? À l’inverse, le tour de magie lui-même est une allégorie performative. Il est une exagération des actes de langage, où la formule magique —telle une énonciation— performe dans le tour lui-même.

La simplicité apparente des actions collaboratives de Détecteur d’anges et de Nuage vert n’altère pas la qualité  magique de l’interactivité des installations. Malgré leurs différences fondamentales, esthétiques, interactives, ergonomiques ou pragmatiques: la transposition geste-lumière qu’elles opèrent créent un basculement surréel, transformant le noir en lumière. Mais, pouvons-nous retrouver des traits au prestige? Selon le protocole magique, il interviendrait après le tour, l’acte de caractère performatif, en transportant l’énoncé au point initial, par un retour risqué et enchanteur.
Il y a là quelque chose de typique pour l’interactivité qui fonctionne dans une grande partie avec le principe des boucles. Les événements et les actions en jeu sont bouclés sur eux-mêmes dans un retour de l’action et la répétitivité du geste et de la lecture. Mais, il n’y a pas d’enjeu pour une interface de revenir au point initial, cela ne lui présente aucun risque. Le prestige ne serait qu’une condition parmi d’autres dans le programme interactif: ce n’est pas vraiment ce que l’on qualifierait de pari ! D’ailleurs, la boucle relève aussi, et en grande partie de l’économie des moyens, constituant une composante «par défaut» des dispositifs interactifs. Mais la boucle est également une forme. Elle énonce certains faits et variables avec lesquels il est possible de composer et ainsi de restituer l’énoncé. Le retour à la promesse —l’état initial suggérant l’interactivité s’inscrit dans la logique des suites et c’est ainsi au lecteur-spectateur qu’il faudra solliciter le prestige, de remettre en danger son interprétation de ce qui a été performé, de la rejouer, quitte à annuler les acquis. Le prestige, plus raisonné qu’impressionnant, se logerait-il alors dans une lecture jouable capable de créer et de s’inscrire dans des suites?

Abracadabra !!! —la formule magique est performative. C’est elle qui relaie le basculement au prestige, en déclenchant l’exaltation magique. Dans l’interactivité performative, l’effet de l’abracadabra est plus minimaliste. Mais, dans cet art qui fonctionne en boucles, nous retrouverons l’état initial par un geste performatif, permettant au spectateur de remettre en jeu sa lecture qui, s’en est déjà bouleversée. Car, même si, du point de vue programmatique, il s’agit d’un retour au début, la relecture des boucles ne saura jamais être identique et aura un caractère toujours unique. Voici une qualité qui permet au principe de boucles de s’inscrire aussi bien au registre performatif qu’au magique.
Le point initial pour Nuage vert est le ciel noir, dans ce nuage porteur de bonnes nouvelle écologiques, et pour le Détecteur d’anges c’est aussi le noir, accompagné d’un brouhaha ambiant. Le prestige  en tant qu’annulation de la magie serait donc la reprise de «mauvaises habitudes», mais pas seulement. Le défi particulier pour ces œuvres collectives est la relance possible après l’annulation de l’effet, où la motivation à la collaboration doit être recherchée dans les vertus particulières de l’expérience de celle-ci. Cette exaltation du prestige, plus modéré et intellectualisé qu’un tour de magie, aura la vertu d’étendre les suites au-delà de la lecture du récit, lorsque le tour s’offre à sa réinterprétation à l’infini.

M. B. 2012