Manuela de Barros. L’art et la lumière

Conférence-projection donnée au Musée d’art et d’histoire de Genève, 20 mai 2012. Mapping Festival.
Manuela de Barros est maître de conférence en esthétique à l’Université Paris 8.

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La symbolique puissante de la lumière

La lumière a une symbolique puissante qui de tout temps lui a donné une place de premier ordre en art. Cela correspond en premier lieu à sa nécessité pour la vision. Depuis l’Antiquité les philosophes s’interrogent sur le rapport physiologique et optique que l’on entretient avec la lumière pour rendre visible le monde qui nous entoure. Euclide puis Ptolémée pensent que la vision résulte d’un rayon venant de l’œil. Alhazen, physicien irakien né en 965, montrera que cela ne peut être: si la lumière venait des yeux on verrait la nuit, et il établit une fois pour toutes que la lumière du soleil se porte sur les objets et des objets entrent dans l’œil.

On peut repérer la place prépondérante de ce lien entre lumière et représentationdans tous lieux et à toutes époques:

Dans l’architecture gothique où la lumière servait de support à une esthétique «du rayonnement» (1) qui est le signe de l’«harmonie», signe de transcendance dans la matérialité, comme le théorise l’abbé Suger. Dans sa cathédrale, la lumière est pensée comme omniprésence de Dieu. C’est ce qu’on appelle «la théologie de la lumière».


Nef de l’abbé Suger, basilique de Saint-Denis, 1135-1144. Anti-ascétique, ne répugnant pas à la magnificence, et même aux richesses matérielles, Suger rebâtira la basilique de Saint-Denis dans un nouveau style, qui laisse place à la clarté et à la couleur par des ouvertures, des vitraux et des objets de cultes avec ornements précieux, or et pierres.


Les 3 pyramides de Gizeh: Khéops, Khéphren et Mykérinos, – 2500. © C.Eyquem
Lien entre lumière et représentation, dans les pyramides, où la lumière avait des fonctions rituelles.
Kheops par exemple, sous deux aspects:
1. au départ recouverte de pierres de calcaire blanches, elle réfléchissait de très loin la lumière solaire ou lunaire
2. ses couloirs d’aération sont tournés vers certaines étoiles, elles-mêmes symboles de dieux du panthéon égyptien, sans que l’on sache réellement si ces orientations sont délibérées ou si elles découlent des proportions du bâtiment. On a quoi qu’il en soit pu dire que Gizeh ressemble à un poste d’observation astronomique.

En peinture, la lumière est primordiale pour le style et ce qu’il souhaite véhiculer: douceur, drame, réalisme ou fantaisie éthérée. La peinture vénitienne explore la relation dynamique de la lumière et de l’ombre. Ce qui lui donne toute sa subtilité.


Titien/Giorgione, Le concert champêtre, 1509

Le Titien, Le transport du Christ au tombeau, 1520. ©Le Louvre
À propos du Titien, un commentateur dit que «la lumière est l’âme de la couleur».

Venise est aussi un haut lieu du verre et de la mosaïque (2) autres biais d’exploration de la puissance d’évocation et de représentation par la lumière. Son importance est évidente pour la peinture en clair-obscur.


Zurbaran, Saint-François d’Assise dans sa tombe, 1630-34 © Milwaukee Art Museum
Chez Zurbaran, l’intensité dramatique de ce portrait de Saint François d’Assise dans son tombeau joue fortement avec les jeux d’ombre et de lumière. Son visage est dans l’ombre, et le crâne qu’il tient dans ses mains au centre de l’image est fortement éclairé. C’est une sorte de vanité habitée, avec un violent rappel de la mort et de la nécessité de penser à son âme.


Vermeer, La peseuse de perles, 1664. © National Gallery of Art


Vermeer, Le géographe, 1669. © Städel Museum
Chez Vermeer, le traitement de la lumière a aussi un rôle éminent dans l’apparition des objets et des espaces représentés. Dans ces deux tableaux, une fenêtre dispense la luminosité directement sur les personnes et les objets qui forment un discours qui oppose la matérialité à la foi.

Dans le cas de Zurbaran comme de Vermeer, le rapport «théologique» à la lumière est resté très fort. La symbolique mystique de la lumière est liée à ses qualités physiques: visible, mais intangible du point de vue tactile, impalpable. On est devant une expérience esthétique de l’évanescence, du manque, une sorte d’annonciation immatérielle et sublime. Elle pourra garder cet aspect transcendant plus tard, y compris dans des œuvres résolument profanes.

Le rapport lumière-perspective-couleur

L’autre chose qui concerne fortement les peintres c’est qu’il n’y pas de perspective qui tienne sans rapport ombre / lumière. Or pendant des siècles, la perspective linéaire est le fondement de la construction d’une image solide. Le rapport lumière perspective est relevé dès la Renaissance. Dans les trois principaux traités de la peinture de cette période (Alberti, Piero de la Francesca et Léonard de Vinci un chapitre porte sur la lumière et son corollaire, l’ombre. Pour ces peintres et penseurs de la représentation, toute mathématique et précise qu’elle soit, la perspective n’est rien sans ces deux éléments qui lui donnent une structure. Il y a donc un rapport au réalisme dans le souci que les artistes portent au rendu de la lumière, dans le sens de la précision de représentation de l’image construite par le peintre (aussi fantasmatique soit-elle).


Mantegna et La chambre des époux, fresques du Palais Ducal de Mantoue, (1471-74)
Exemple de fresque «immersive», donnant une ouverture vers un espace de fiction par les seuls effets de la perspective, de la couleur et de la lumière.

De plus, il y a dans ces traités, une conception philosophique de la lumière comme manifestation de l’énergie fondamentale: c’est à la fois le principe fondateur de l’univers et ce qui permet d’accéder au monde phénoménologique. Dans cette optique, la lumière est l’élément premier de la connaissance, ce qui permet de rendre perceptible, puis intelligible. Nous verrons qu’aujourd’hui, bien des siècles après, certains artistes ont une approche très similaire.
Il y a aussi un lien important entre lumière et couleur. Newton avec ses travaux sur l’optique qui débutent en 1666, démontre que la couleur est dans la lumière. Son spectre à sept couleurs sera retenu par la science à l’exclusion de la théorie de Goethe qui a une approche physiologique beaucoup plus complexe. Néanmoins il restera une différence fondamentale entre lumière et couleur pour les peintres bien après Newton. Opacité et transparence, brillance ou matité, variations de tons, sont des éléments considérés d’une grande importance au delà de la stricte question du spectre coloré et qui ne le recouvre pas. Goethe le dit ainsi: «La lumière souffre dans la couleur».


Josef Albers en Amérique – du 8 février au 30… par centrepompidou
Josef Albers et son travail des années 50 sur le carré et la couleur (Exposition Joseph Albers en Amérique, Centre Pompidou, printemps 2012). Ici variations de ton, de brillance et de luminosité sont explorés, grâce à la couleur et à l’utilisation de peintures mates ou brillantes.

La dimension psycho-perspective de la couleur

De plus, la lumière joue un rôle, historiquement et stylistiquement, dans le contenu psychologique des représentations: il y a une dimension psycho-perspective de la couleur. C’est cet aspect qu’explorent par exemple les Maniéristes florentins.


Pontormo, Déposition, 1527, Eglise Santa Felicita. Rosso Fiorentino, Descente de croix, 1521
S’opposant au naturalisme de la période classique antérieure, Pontormo ou Rosso Fiorentino, vont employer des couleurs acidulées sur des environnements sombres qui forment comme des apparitions flottantes dans des scènes irréelles, encore accentuées par une perspective quasi absente et une anatomie fantasque.

Cette utilisation de couleurs vives vient de Michel Ange et exacerbe les gestes anti-naturalistes du mouvement des corps, ce que l’on appelle la ligne serpentine. Le même phénomène apparaîtra régulièrement dans l’histoire de l’art: quand on veut accentuer la puissance des émotions, les couleurs lumineuses et franches reviennent.


André Derain, Le Phare de Collioure, 1905
Au début du 20e siècle avec le Fauvisme, —ici avec ce tableau—, il est plus qu’évident que ce que Derain cherche à montrer n’a pas grand-chose à voir avec un quelconque paysage marin. Vlaminck, autre Fauve ami de Derain, dira des années plus tard que s’ils n’avaient pas pu exprimer la violence qui les habitait par la peinture, ils seraient devenus des anarchistes poseurs de bombes.


Kandinsky, Improvisation IX, 1910
L’Expressionnisme nous donnera aussi son lot d’expérimentations colorées, y compris dans ses versions les plus calmes, comme ici dans ce tableau, Improvisation IX de Kandinsky, 1910. La peintre, qui est à cette même époque en train de construire la première théorie de la peinture abstraite, est un grand habitué des thèmes eschatologiques, apocalypse, déluge, et autres joyeusetés bibliques.

L’avènement du jour artificiel ne remettra aucunement en cause la fascination des artistes pour les effets de lumière, bien au contraire.
L’impressionnisme, premier mouvement artistique moderne à prendre en compte les drastiques modifications sociétales et de perception induites par les nouvelles techniques qui de déploient à partir du milieu du 19e siècle, en est un exemple frappant.


Claude Monet, Cathédrale de Rouen, 1892-94 © Musée d’Orsay


Claude Monet, Meules de foin, 1890 © Musée d’Orsay
Chez Monet, l’étude des variations de lumière et de couleurs finira par supplanter tout sujet et même, dirais-je, tout motif. Ses séries de peintures, façades de cathédrales ou meules de foin, en sont des exemples. Elles modifient le rôle et le but de la peinture, pour poser un premier jalon vers l’abstraction qui arrivera à peine vingt ans plus tard.

Le Futurisme italien, fondé en 1909, sera aussi plein d’observateurs attentifs de la lumière, artificielle et naturelle, dès les peintures inaugurales de ce mouvement artistique entièrement tourné vers le monde de la ville et des machines qui la transforment.


Giacomo Ballà, Lampadaire à arc, 1909 © Moma
Ballà commence par s’intéresser à la diffraction de la lumière des lampadaires nouvellement arrivés dans les villes européennes, puis plus tard les effets de phares de voiture ou encore les éclipses de soleil. Il fait un pas de plus vers l’abstraction et la pure sensation colorée.

Les expérimentations de l’art contemporain

Avec les expérimentations de l’art contemporain à partir des années cinquante, la lumière devient un matériau à part entière, complexifiant et redoublant encore l’apparition de l’immatériel dans le contemporain. L’image avait disparu sur la toile, la toile elle-même viendra à disparaître.


Marc Rothko, Untitled (Black, Red over Black on Red), 1964, © Traces du sacré
En peinture, Marc Rothko ou Robert Irwin confrontent le plan du tableau à des expériences de lumière par la couleur. Dans ces expérimentations, l’aspect mystique que la lumière porte symboliquement en elle fait parfois retour. Par exemple chez Rothko, quand il conçoit des peintures déjà intrinsèquement irradiantes pour être exposées dans la pénombre, «comme dans une synagogue» dit-il.


La Rothko Chapel
, conçue à la fois comme lieu de culte œcuménique et comme lieu d’exposition, permettra de les exposer telles qu’elles avaient été conçues. On peut y apprécier le rapport lumière ombre tel qu’il est envisagé par l’art moderne. La peinture est lumière, les ténèbres sont tout autour. Autrement dit, «l’art est lumière, le monde est plein de ténèbres».


Pierre Soulages, Peinture 181 x 244 cm, 25 février 2009 © A.lain R. T.ruong
Soulages mènera ce contraste jusqu’au paradoxe: la peinture noire, profonde, épaisse, capte la lumière qui lui donne sa puissance d’évocation et de représentation.

Avec les Dots Paintings, Irwin explore ce qu’un critique (4) appelle «la lumière et l’espace purs». Il partage avec Robert Ryman, l’idée qu’un tableau est tributaire de son environnement: les murs d’accrochage, la lumière ambiante ou l’éclairage. Vu sous cet angle, le tableau n’est plus pensé en tant que tel, mais comme apparition d’un phénomène et d’une perception. L’objet n’étant plus que le support d’une expérimentation, tout devient possible quant à l’exploration des effets de la lumière sur notre perception subjective. Après les Dots Paintings, Robert Irwin dit lui-même qu’il était parvenu à une impasse. Avec le mouvement Light & Space, qu’il fonde avec Larry Bell, Bruce Nauman, Maria Nordman et James Turrell, il fait un saut supplémentaire, une «réduction phénoménologique» dit-il. Il va de la peinture expressionniste abstraite à la lumière comme médium. Il continuera avec une étape supplémentaire par la suite en passant à «l’art phénoménal», c’est-à-dire l’utilisation de la lumière dans des espaces architecturaux. Il a fait par exemple les jardins du Getty à Los Angeles.
Il en arrive dit-il, à une «phénoménologie de la présence», c’est-à-dire que l’expérience artistique n’est plus devant vous, mais autour de vous. Il s’agit d’une expérience perceptuelle dans un environnement immersif.
Il faut noter l’importance des notions d’impermanence, d’éphémère, et leur complémentaire, une perpétuelle transformation. Sous cet aspect, il n’est pas étonnant qu’il ait fini par s’intéresser à l’art des jardins et à leur permanente transformation. Ces thèmes, que l’on retrouve dans les mystiques et l’esthétique extrême-orientales, on peut les voir opérer sur un mode mineur dans les installations de James Turrell. On peut aussi les voir dans le rituel que tout expérimentateur doit effectuer avant de rentrer dans l’espace lumineux créé par l’artiste: enlever ses chaussures. Avec Turrell, on plonge dans l’abysse de l’espace lumineux infini.

Irwin ou Turrell ont fait le choix de l’expérience comme connaissance. Prenant Merleau-Ponty à la lettre, ils considèrent que le concept est enraciné dans le sensible (et non que c’est une négation du concept, ou de l’idée, comme on pourrait le penser à partir de Platon). Ils visent dans leur travail la mise en place d’un rapport corporel au monde. Ce qui permet de développer des idées à partir du sensible, et des concepts qui ont leurs racines dans nos expériences. Autrement dit, Turrell met la perception avant la théorisation, qui pour lui vient après.


Dans son installation de Wolfsburg, on voit dans le travail de James Turell, entre lumière et architecture,
comment il utilise les propriétés physiques de la lumière pour modifier notre perception de l’espace: «Perception is the medium», dit-il. Et de notre point de vue le médium exclusif de Turrell est la lumière.

L’espace, la perception et la phénoménalité

A la suite de ces artistes, une partie importante de l’activité artistique va consister à explorer un domaine dont les éléments essentiels sont l’espace, la perception et la phénoménalité. Physique, psychologie de la perception, phénoménologie seront les maîtres mots de ces expériences. On pourrait rajouter une exploration de l’immatérialité par les corps eux-mêmes, dans un dédoublement de la perception entre le solide et le fluide.


Ann Veronica Janssens, Serendipity, 2009, Wiels
Le travail de Ann Veronica Janssens, propose des expériences psychophysiologiques où une lumière diffuse joue un grand rôle pour brouiller les repères spatiaux temporels. Elle baigne le visiteur dans un espace chromatique lumineux qu’elle redouble d’une épaisse fumée. La vision s’estompe au profit d’autres sens, afin d’expérimenter de nouvelles sensations.


Olafur Eliasson, Your Atmospheric Color Atlas, 2009
Olafur Eliasson a parfois proposé des installations qui ressemblent à celles de Janssens comme avec Your Atmospheric Color Atlas en 2009.


Olafur Eliasson, The Weather Project,Tate Modern, 2003
Avec sa proposition, The Weather Project, dans l’immense hall de la Tate Modern, Olafur Eliasson réinvente le coucher/ lever de soleil dans une sorte d’expérience cosmologique. En plus de ce disque solaire formé de centaines de lampes monochromatiques, il a utilisé des humidificateurs pour créer un environnement chargé de brume. D’immenses miroirs couvraient murs et plafonds dans lesquels les visiteurs pouvaient se voir. Ceux-ci ont répondu à l’œuvre en s’y installant, couchés au sol ou assis, jouant avec leur image dans le miroir comme des danseurs qui vérifieraient leur position. Présentée pendant six mois, cette œuvre a attiré deux millions de visiteurs.

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Les œuvres qui utilisent la lumière et internet


collectif fabric | ch, Perpetual (Tropical) Sunshine, 2008
C’est un «dispositif fait de chaleur et de lumière». «Par le biais d’un ‘écran’ composé de plusieurs centaines de lampes infrarouges, cette installation reproduit un ensoleillement continu, construit à partir d’un ensemble de lieux situés sur le Tropique du Capricorne». Il s’agit d’un travail qui collecte des données météorologiques et poursuit le soleil partout où il brille sur une portion de la planète. Les 300 ampoules infrarouges du dispositif sont contrôlées en temps réel par Internet. Dès que ce soleil artificiel faiblit, la connexion s’établit avec un lieu plus ensoleillé qui relaie l’information. Le public peut s’exposer en continu à ce soleil sans défaillance et comme le montre cette image, ne s’en prive pas.



I-Weather as Deep Space Public Lighting, 2010
fabric | ch «propose un usage critique de i-weather (un climat artificiel open source créé en 2001 par Philippe Rahm et fabric | ch: i-weather.org).


Eduardo Kac, Genesis
(1999)
Utilisant aussi la lumière et internet, Kac emploie des techniques des biotechnologies. Cette œuvre a eu une importance considérable et modifié le champ d’exploration et de compétence de l’art contemporain. C’est une installation interactive, composée d’une boîte de Pétri contenant des bactéries génétiquement modifiées qui s’activent lorsque la lumière qui rend leur fluorescence visible est allumée par l’intervention d’un spectateur sur le Web. Le contenu de la boîte est projeté sur un écran; deux autres murs présentent des textes: une phrase de la Genèse —«Que l’Homme domine les poissons dans la mer, les nuées dans les airs et toutes les créatures vivantes sur la terre.»—, et sa version transcodées en code génétique, en passant par le morse. La lumière (noire) a une importance majeure, car c’est elle qui fait apparaître le marqueur génétique fluorescent qui vient d’une méduse. Il est très utilisé dans le génie génétique, y compris pour les mammifères.

La lumière: vibration et ondes

En 2011, l’exposition annuelle Monumenta qui occupe l’immense salle du Grand Palais à Paris a été confiée à Anish Kapoor. Il y a installé un Léviathan qui en a laissé médusée plus d’une. Cette sculpture gonflable monumentale avait également un rapport intense à la lumière. L’enveloppe était conçue de façon à laisser passer la lumière du jour, ce qui donnait une ambiance de vaisseau spatial à l’installation vue de l’intérieur. Bien entendu, la vision, de jour ou de nuit, était totalement différente. Cette installation où des performances et des concerts ont été donnés a aussi un intense lien avec le son, autre élément majeur de notre réflexion. Car la lumière est vibration et ondes, tout comme la musique.


ACCESS, Installation interactive, Ars Electronica, 2003
A l’inverse de Kapoor, Marie Sester, avec ACCESS, propose une version apparemment a minima de la lumière, avec un seul faisceau.
Mais il traque le visiteur sans pitié. Ce travail, qui renvoie sur un mode sans pathos à la société de surveillance et à ses outils, est portant d’une grande efficacité. Le panel des réactions de spectacteurs piégés en donne toute l’ampleur.


Lee Eunyol, Nuit étoilée, 2012
L’artiste réinvente jardins et déserts en les illuminant. Il s’agit d’un travail poétique, mais aussi réflexif sur le monde que nous habitons et la façon de l’enchanter.


Julien Salaud, Grotte stellaire, 2012
Un autre enchanteur, Julien Salaud, nous a présenté pour la Triennale du Palais de Tokyo une installation, Grotte stellaire qui n’apparaît que dans la lumière noire. Cette constellation entièrement faite de fils blancs tendus crée une cosmologie imaginaire et renvoie au premier musée qui est aussi le premier lieu de culte, la grotte paléolithique où la seule lumière était le feu. Cette pièce nous rappelle que la lumière a pour pendant l’obscurité et beaucoup d’œuvres ne sont visibles que dans le noir, qui est l’espace des peurs et des projections fantasmatiques. Dans cette optique la lumière rend possible l’apparition de la projection d’un espace intérieur dans un espace tangible. D’où le rapport des œuvres utilisant la lumière avec la nuit et le monde de la nuit et de la musique.

La lumière et le spectacle vivant

Il y a un autre chapitre important, celui que la lumière entretient avec le spectacle vivant. Mais l’éclairage dans le spectacle vivant ne veut pas toujours éclairer. Il souhaite parfois obscurcir et aveugler.


Victoire sur le soleil, opéra de 1913, costumes, scénographie et lumières de Malevitch, reconstitution moderne.
En 1913, Kasimir Malevitch fait les costumes, le décor, la scénographie et les lumières d’un opéra futuriste nommé Victoire sur le soleil. Des deux représentations qui ont eu lieu, on n’a que peu de traces, d’archives ou de témoignage. Elles vont pourtant changer l’histoire de l’art et des idées puisque cet opéra est la première apparition du carré noir. C’est aussi un lieu d’expérimentation sur la lumière par Malevitch. En voici une description par Benedikt Livchits, poète et futuriste présent ces soirs-là:

«Par une nuit de création du monde, les tentacules des projecteurs extrayaient par parties tantôt un objet, tantôt un autre et, le saturant de lumière, lui communiquait la vie. Ce n’était en rien comparable aux ‘effets scéniques’ pratiqués sur les scènes d’alors. L’innovation et l’originalité du procédé de Malevitch consistaient avant tout en l’utilisation de la lumière comme principe créant la forme et légitimant l’existence des choses dans l’espace.»


Malevitch, Carré blanc © Moma
Malevitch est aussi celui qui avec son carré blanc sur blanc, lumière dans la lumière entrera dans ce qu’il appelle un «désert de purs sentiments».

Aujourd’hui les technologies à la disposition des chorégraphes et metteurs en scène sont sans commune mesure avec ce que Malevitch avait à sa disposition.


Vincent Dupont, Souffles, 2011
Parmi quelques unes des expériences actuelles qui comportent un travail sur et avec la lumière, on peut citer Vincent Dupont et ses spectacles multidisciplinaires, danse, chant, théâtre, où la lumière souvent en interaction avec les danseurs éclaire autant qu’elle aveugle, dans une esthétique de la disparition que l’on voit depuis une dizaine d’années sur les plateaux de danse et de théâtre.


Adrien Mondot, Cinématique
Avec son spectacle Cinématique, crée des paysages interactifs qui se modifient avec les mouvements des danseurs. Le mapping explose l’écran et multiplie les espaces.


Klaus Obermaier, Apparition
Avec ce travail, l’artiste se demande: «Quelle chorégraphie émerge quand un software est votre partenaire?» Les visuels sont créés dans le temps réel de l’interaction avec les danseurs et les mouvements des danseurs créent les images virtuelles. Le but est de créer un espace kinesthésique interactif.

La lumière porteuse de données et d’informations

Des œuvres qui utilisent la lumière ont aussi investi l’espace public. L’espace urbain ou cette nouvelle agora qu’est Internet.


Jenny Holzer, Protect me from what I want, 1982. Times Square, New York.
Aujourd’hui, Jenny Holzer installe des projections et des écrans à LED dans la rue.


Jenny Holzer, Protect, Protect, 2009. Presque trente années plus tard, elle a investi les façades du Whitney Museum. Son style est presque inchangé, une forme spectaculaire de poésie engagée.


Samuel Bianchini, Valeurs croisées, installation interactive, 2008.
Des afficheurs numériques aussi dans Valeurs croisées de Samuel Bianchini. Si la salle est vide, ils affichent le nombre 999. Quand entre un spectateur, des valeurs de localisation s’affichent, empreintes numériques que nous avons désormais comme nous avons une ombre.


Mark Hansen et Ben Rubin, Listening Post, installation en réseau, 2003
Listening Post reprend des phrases de forums de discussion, de chat qui sont montrés sur des écrans et simultanément lus par une voix synthétisée. Ce travail sur les données (data processing), la communication virtuelle, l’évanescence de la parole, et peut-être de la pensée si on n’y prend pas garde, sera ma presque dernière référence.


Edouard Sufrin, Tumbleweed, 2009
Édouard Sufrin
propose un buisson erratique. Son modèle est le buisson porté par les vents du Far West. C’est une figure de désolation, ce buisson vivant dans un milieu désertique, mais c’est aussi une figure de renaissance puisqu’il se détache de ses racines pour porter ses spores ailleurs. Il devient lumineux «pour capter l’attention des passants en répandant une constellation de graines luminescentes, représentative de la fertilité des flux et des interconnexions entre les citadins».


Aram Bartoll, Random Screen (v.3), 2003
Il nous manque une toute dernière image technologique de la lumière, celle du feu de bois, ou ici de la bougie, avec Aram Bartoll qui propose des installations technologiques… avec bougies.

Notes

1. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, p.38: «Ainsi, c’est tout l’univers matériel qui devient une grande ‘lumière’, composée d’une infinité de petites lumières qui sont comme autant de lanternes; chaque chose perceptible, qu’elle soit l’œuvre de l’homme ou naturelle, devient un symbole de ce qui n’est pas perceptible, une marche pour l’ascension vers le ciel; l’esprit humain, lorsqu’il s’abandonne à l »harmonie et au rayonnement’ qui sont le critère de la beauté terrestre, se sent lui-même ‘guidé’ vers la cause transcendante de cette ‘harmonie’ et de ce ‘rayonnement’, qui est Dieu».
2. Travaux de Paul Hills
3. Phil Leider dans Artforum.’