Christa Blümlinger. Les arrangements visuels de Ken Jacobs

(Première publication dans Trafic n° 59 / Automne 2006, p. 57-65.)
Christa Blümlinger est professeure  à l’UFR Arts, Département Cinéma, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.
Le texte est traduit de l’allemand par Pierre Rusch.

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Comme les appareils optiques du 19e siècle, l’art de la performance abolit la distance entre le spectateur et l’image. Dans l’Expanded Cinema des années 1960 et 1970, auquel on recommence à s’intéresser depuis peu, il s’agissait de rendre sensible la corporéité du spectateur face à un matériau d’abord perçu comme matériellement présent ici et maintenant au même titre que le performer dans sa performance, appréhendé en tout cas par le spectateur sur le mode théâtral. Un certain nombre d’artistes des médias et de cinéastes ont plongé dans les archives des productions filmiques marginales, pour en tirer des matériaux jusqu’à présent inaccessibles ou peu exploités, qu’ils utilisent dans le cadre de projections élargies inspirées de l’Expanded Cinema. L’objectif est de développer une réflexion plus globale, portant à la fois sur l’histoire de la culture et la théorie de la perception. Ken Jacobs a joué dans ce mouvement un rôle de pionnier. Depuis le début des années 1970, l’artiste invente sans cesse de nouveaux dispositifs, qu’il appelle Nervous System ou dernièrement Nervous Magic Lantern, pour présenter les matériaux qu’il a recueillis.

De l‘Expanded Cinema au «théâtre des lumières» de Ken Jacobs


Ken Jacobs, Nervous Magic Lantern Performance
, Blackwood Gallery, 18 novembre 2011

Ken Jacobs expose des images d’archives photographiques et filmiques de telle sorte qu’elles peuvent être perçues non seulement sur le mode figuratif ou abstrait, mais aussi comme des objets matériels. Il  met en scène dans ses performances un processus de lecture modifiable et réitérable, qui est profondément marqué par le dispositif choisi —à la fois dans son agencement technique ou spatial, et en tant qu’il se déploie concomitamment à d’autres forces.
Les performances filmiques de Ken Jacobs expérimentent cet accès archéologique à l’audiovision que propose Siegfried Zielinski (1): il s’agit moins ici de la construction chronologique linéaire de l’histoire des médias que de formes de présence synchrones et disparates de l’archive, où les appareils optiques du 19e siècle ne sont pas envisagés dans la perspective d’une préhistoire du cinéma, mais comme des alternatives ou des formes signifiantes de déviance.


La performance Sarnia Tunnel/Drumming (2005, New York) est une projection numérique montrant des images des premiers temps du cinéma, retravaillés par Ken Jacobs, sur un accompagnement musical de Steve Reich.

Cet événement marque la rencontre de deux artistes dont l’activité peut être décrite comme «structuraliste» au sens de Roland Barthes, dans les années 1960. L’un et l’autre présentent un processus de découpage et de ré-agencement. Avec un ensemble de percussions, Reich improvise en s’appuyant sur une série de motifs rythmiques partiellement décalés, qui se rejoignent et se séparent selon des intensités et des spectres fréquentiels variables, produisant un effet assez similaire au bruit des anciennes locomotives. Les syncopes et les répétitions de rythmes individuels structurent la présentation de la même manière que les images d’un court trajet en train au début du siècle, que Jacobs décompose en de nouvelles séries de photogrammes; soumises à un clignotement permutatif, elles donnent au spectateur l’impression de traverser un tunnel baigné d’un rayonnement spectral, entre immobilité et mouvement, émergence et disparition, relief et plan. Ce qui apparaît à l’écran comme un photogramme fixe (qui reste en tant que tel modifiable, et peut être par exemple transformé en son négatif), Reich le présente dans l’élément du son, comme la plus petite unité rythmique, elle aussi variable. L’utilisation de matériaux trouvés, chez Ken Jacobs, sert à démontrer le caractère changeant et arbitraire de la perception sensible. Dès lors que la relation entre répétition et différence devient une méthode structurelle dans ses films comme dans ses performances, la question «qu’est-ce qu’une image (filmique)?» renvoie implicitement à la question: « que voyons-nous et comment voyons-nous ? », au sens de la philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein:

«Je vois le paysage. Mon regard vagabonde, je vois toutes sortes de mouvements, certains distinctement, d’autres indistinctement; ceci s’imprime clairement en moi, cela de façon seulement floue. Comme ce que nous voyons peut nous paraître fragmentaire! Et considère maintenant ce que veut dire “description de ce qui est vu”! —Mais c’est précisément ça que l’on nomme la description de ce qui est vu. D’une telle description, il n’existe pas un cas spécifique, bien défini —le reste étant encore indistinct, requérant une clarification, ou devant tout simplement être écarté à la manière d’un déchet (2). »

Dans l’emploi des procédés de vision tridimensionnelle, Jacobs fait preuve d’un sens historique profond, renvoyant non seulement aux appareils pré-cinématographiques et para-cinématographiques, mais aussi à l’évolution des connaissances concernant la perception humaine. Selon Jonathan Crary, les techniques de la vision normative sont issues de vastes recherches sur les faiblesses et les insuffisances de la vision humaine. Le développement d’appareils comme le phénakitiskope, au 19e siècle, visait à créer l’illusion du mouvement ou, dans le cas du stéréoscope, à formaliser des processus physiologiques de la vision binoculaire (3). C’est précisément sur ce processus de formalisation que Jacobs insiste déjà dans ses jeux d’ombres cinétiques (The Apparition Theatre of New York, 1965), qu’il dote au début des années 1970 d’effets tridimensionnels, plus tard dans ses performances Nervous System (depuis environ 1975) et Nervous Magic Lantern (depuis 2004). La vision tridimensionnelle, ici, est provoquée d’abord par la désorientation, la discontinuité et l’intérêt pour la technique d’où naît l’illusion du mouvement et de la profondeur. Le problème «qu’est-ce que le cinéma?» ne se trouve donc pas lié au caractère indiciel des systèmes d’enregistrement spatio-temporels: il se déplace vers les structures psycho-physiologiques de la perception et de la mémoire.


Ken Jacobs & Aki Onda – Nervous Magic Lantern Performance part 2/4, 2007
from Aki Onda on Vimeo.

Jacobs présente dans ses démonstrations ou ses performances les appareils qu’il a développés, en les accompagnant soit de commentaires live, soit de différents fragments sonores et de bruitages (y compris celui des projecteurs) ou d’une musique jouée en direct. En règle générale, l’artiste réalise ses Nervous System Performances à l’aide de deux projecteurs analytiques de 16 mm, qui peuvent alterner marche avant et marche arrière, permettent des arrêts sur image et des vitesses de défilement  de 1, 2, 4, 6, 8 12, 16 et 24 images par seconde. Le plus souvent, il «examine» avec ces projecteurs une bande relativement courte de pellicule «trouvée», dont deux copies identiques, diversement synchronisées, passent simultanément dans les projecteurs, souvent avec un décalage de deux photogrammes seulement. Les deux projecteurs sont munis d’un volet mobile qui tourne comme une hélice devant l’optique et permet de produire une multitude d’effets visuels (5). Jacobs retrouve ainsi les images clignotantes des débuts du cinéma, avant la normalisation naturaliste de la fréquence de défilement. L’illusion de la profondeur ou du mouvement est produite par l’utilisation de l’effet Pulfrich, basé sur le fait que les stimuli optiques sombres sont perçus par le cerveau un peu plus tard que les stimuli clairs.


Ken Jacobs, New York Street Trolleys 1900, 1999, 10mn 30
À certaines fréquences, on a ainsi l’impression de voir avancer le tramway de New York Street Trolleys 1903 (Nervous System, 1996), bien qu’il ne s’agisse que de deux photogrammes d’une série, passés en boucle. Ailleurs, la transformation projective crée l’impression que les sièges du tramway sortent de l’image par la droite, tandis qu’un voyageur monté sur le marchepied semble se déplacer vers le spectateur. Une autre manipulation attire notre attention sur le contraste entre l’arrière-plan immobile et l’animation du premier plan. Jacobs utilise ses appareils tout à fait dans le sens où Benjamin dit que la technique moderne «a soumis le sensorium humain à un entraînement complexe (7) ». À quoi s’ajoute chez Jacobs un sens spécifique de l’historicité, qui permet de lire le matériau trouvé non seulement dans le cadre d’un dispositif expérimental actuel, mais aussi dans la perspective d’une histoire de la culture et de la perception.

Cette forme de travail performatif avec des matériaux «trouvés» vise donc à examiner le film de départ non pas selon sa durée réaliste, mais, dans des arrangements spatio-temporels sans cesse renouvelés, relativement à sa matérialité, ainsi qu’à son potentiel formel et plastique. La transformation de cet effet par les performances Nervous System nous confronte à la double structure du cinéma, avec la coupure entre la pellicule matérielle et la projection immatérielle, entre l’immobilité et le mouvement: une constellation théorique que Thierry Kuntzel (8) a décrite comme le système du filmique, construit sur la détermination réciproque du visible et de l’invisible. Ce qui nous renvoie à la parallaxe binoculaire, à cette petite différence qui fonde la physiologie de notre perception: le fait que nous voyons dans l’espace avec deux yeux.

Jacobs donne à voir cet écart, comme effet perceptif, à la fois dans les variations de l’image animée et dans les photogrammes individuels, dont la différence produit le mouvement. Comme avec le stéréoscope, l’ancêtre des appareils capables de créer l’illusion de profondeur, l’impression tridimensionnelle ne naît pas ici de l’ensemble de l’image, mais seulement , de façon ponctuelle, de certaines zones précises. La vision stéréoscopique donne certes l’impression que les objets sont situés dans l’espace, mais ils y apparaissent, comme le notait dejà Bazin (9), «à l’état d’esprits impalpables». Les recherches historiques sur la vision subjective montrent en outre que la cohérence spatiale ne se construit que progressivement à partir d’une profondeur schématique et d’une surface irréelle. Cette expérience fut d’abord rapportée à une cause physiologique, selon une conception qui marqua profondément l’évolution moderne et que Jonathan Crary appelle «le savoir du corps visionnaire»: le 19e siècle fait une découverte essentielle en établissant que la perception est un processus temporel et que les impressions sensibles dépendent de la série de stimuli précédente (10).

Qu’entre l’impression sensible et sa cause extérieure la relation est disjonctive et arbitraire, c’est ce que Jacobs montre dans ses performances et ses arrangements visuels binoculaires. Soulignant le rôle structurant de la succession des images, Jacobs rapporte ses projections tridimensionnelles, tirées souvent de «restes (11)» des débuts du cinéma, à une détermination d’ordre temporel:

«Ce ne sont pas seulement deux points de vue dans l’espace, mais deux points de vue dans le temps. […] Je travaille avec deux points temporels —deux photogrammes différents à l’intérieur d’une série— et en ce sens j’obtiens l’espace à partir du temps (12).»

Cette construction d’images-temps se situe donc (tout à fait au sens de Deleuze) entre actualité et virtualité, entre perception et mémoire. D’un point de vue physiologique, il se dessine une certaine parenté avec le phénakistiscope (littéralement: «illusion d’optique») de Plateau, dont le dispositif, comme celui du stroboscope inventé un peu plus tard et du zootrope («roue de la vie»), est basé sur des recherches concernant la persistance rétinienne et la perception des vitesses mécaniques (13). À propos de l’appareil de projection à volet rotatif utilisé par Jacobs et initialement conçu par Alphons Schilling, Scott MacDonald souligne le lien, dans l’histoire de la technique, entre le cinéma et le phénakistiscope: certains appareils plus complexes comportent, non pas un seul, mais deux volets tournant en sens inverses, afin d’empêcher la perception distordue de l’image. Plus tard, ce procédé fut appliqué aux projecteurs de cinéma. Le dispositif de Jacobs, selon MacDonald (14), réintroduit précisément cette perception distordue des premiers temps.

La comparaison entre les deux appareils n’a cependant qu’une valeur limitée. Si Crary souligne sur l’exemple du phénakistiscope la coïncidence de l’observateur individuel et du spectateur, lequel est à la fois l’objet de la recherche empirique et une composante de la production machinique, cela n’est pas vrai de l’arrangement de Jacobs: ses performances situent le spectateur dans un dispositif qui présuppose l’opérateur physiquement présent, comme relais de l’observateur. Mais contrairement à ce qui se passe dans la séance de cinéma classique, l’opérateur est, avec son «appareil de base (15)» (Jean-Louis Baudry), visible et audible au centre même de la salle.

Il n’est pas insignifiant qu’il s’agisse ici d’un art de la performance. Comme on sait, c’est un art éphémère lié à un hic et nunc spatio-temporel, dans la double présence de l’artiste et du public. L’art jacobsien de la performance est théâtral pour autant qu’il est lié à une situation particulière, et renvoie le spectateur à son activité perceptive au sein d’un arrangement spécifiquement spatial. Mais on pourrait aussi décrire les performances de Jacobs comme des événements musicaux, au sens notamment où ses projections sont retravaillées à chaque présentation. Jacobs dit lui-même que son matériau de départ doit être considéré comme une partition musicale:

«Je respecte la partition, mais comme tout musicien, je m’engage moi-même, ainsi que la technique que j’ai développée pour l’interprétation des notes, pour la re-présentation/représentation que j’en donne (16).»

Celestial Subway Lines / Salvaging Noise

Jacobs se comprend donc comme l’arrangeur d’un film trouvé, qu’il signe et signale comme l’œuvre d’un autre. Il n’est pas besoin pour cela de guillemets, ni de notes de bas de page, pas même nécessairement de la voix de l’artiste. Jacobs nous fait participer  à «son» expérience du matériau visuel, comme Glenn Gould quand il arrangeait Wagner pour le piano. De même que le théoricien de la musique Peter Széndi (17) décrit le musicien canadien John Oswald comme un «artiste de l’audition» parce qu’il rattache ses pillages sonores (plunderphonics, selon le terme de l’artiste) à son activité d’auditeur, on pourrait appeler Jacobs un «artiste de la vision».


Celestial Subway Lines/Salvaging Noise, 2005,
http://www.ubu.com/film/jacobs_celestial.html
Ce n’est pas un hasard si Jacobs collabore à l’occasion avec des musiciens dont il se sent proche, comme il l’a fait par exemple avec John Zorn et Ikue Mori dans une série de performances données en 2004 à New York sous le titre Celestial Subway lines/Salvaging Noise. Zorn s’approprie ici divers éléments de la noise-culture, mêle des bruits de machine et des sonorités sphériques, reprend la structure répétitive des images dans des rythmes correspondants et des séries de sons minimalistes, qui sont mélangés pour former des environnements sonores (soundscapes).

Les démonstrations de la Nervous Magic Lantern mettent en œuvre, comme l’indique le nom de l’appareil, des effets optiques produits à partir d’images fixes, diaphanes. Avec des lentilles, des filtres, des lampes de diverses qualités, avec un volet rotatif et un écran réfléchissant, l’artiste retrouve le dispositif de la Laterna magica, enrichi d’effets stéréoscopiques. Ce qui est habituellement décrit comme un défaut de fidélité dans la projection ou la production d’une image technique —comme par exemple l’aberration sphérique ou chromatique, l’incurvation ou la vignettisation—, est ici au cœur de l’expérience artistique. Comme pour l’avant-garde du Bauhaus dans les années 1920, le matériau, la forme, la couleur, mais aussi le rythme sont pour Jacobs les éléments essentiels de la recherche technico-constructive. Dans le texte d’accompagnement de l’enregistrement DVD de la performance Celestial Subway Lines/Salvaging Noise, l’artiste décrit sa technique dans les termes suivants:

«La Nervous Magic Lantern est une découverte optique tardive, qui était techniquement possible longtemps avant le cinéma ou même la photographie, avec laquelle je projette des images qui, par une succession impossible, évoluent dans une profondeur illusionnaire, visible —sans lunettes spéciales— même pour un œil unique.»

Pour Celestial Subway Lines/SalvagingNoise, Jacobs utilise des matériaux qui échappent dans une grande mesure à toute identification figurative. Les effets optiques de distanciation produisent un monde intermédiaire éphémère où se mêlent la reproduction et l’imagination, un monde qu’avec Walter Benjamin on pourrait appeler une «série infinie de transitions» ou une «déformation (18)». On voit apparaître à l’écran des formes fluides ou minérales qui rendent quasiment impossible toute orientation dans l’espace, et qu’on pourrait décrire comme de l’eau écumante, du celluloïd en décomposition, des substances organiques ou encore de la roche de lave. Le spectateur se concentre ainsi sur des formes, des couleurs ou des valeurs, des effets de relief et de lumière. Le dispositif présente une certaine parenté avec le Modulateur de lumière et d’espace (1930) de László Moholy-Nagy, un appareil qui, à la manière d’un théâtre d’ombres,  «dessine» des images animées dans l’espace avec la lumière. Mais il rappelle aussi le Lichtspielapparat (1923) ou les Reflektorische Lichtspiele (1923) de Ludwig Hirschfeld-Mack, qui comme László Moholy-Nagy enseignait au Bauhaus, et dont les projections annonçaient l’Expanded Cinema. Dans le livret d’accompagnement du DVD de Celestial Subways, Jacobs dit son estime pour les artistes du Bauhaus de Weimar et souligne dans les termes suivants la dimension picturale de ce que, par référence à la discussion sur l’art de l’installation et de la performance, on peut très littéralement appeler un «théâtre de lumière (19)»: «[…] c’était une façon de peindre, avec de la lumière plutôt qu’avec des pigments, de l’encre ou du fusain, pour briser le rectangle ou le charger d’énergie.» Mais à la différence des artistes du Bauhaus, Jacobs ne produit pas tant des formes géométriques et ornementales, que des constellations organiques amorphes, qui, par l’usage d’effets de rotations, de zones brouillées, de points lumineux et de volets mobiles, apparaissent sous une forme changeante et intermittente.

On pourrait aussi voir dans le recours délibéré à des appareils pré-cinématographiques, visant à briser les conventions visuelles du cinéma, un équivalent de la crise de la représentation dans la peinture; Jonathan Crary a montré comment cette phase de l’histoire de la culture s’articulait à l’idée d’une vision émanative, autonome (20).


Le parallèle apparaît sur un extrait de Celestial Subway Lines, où Jacobs utilise des images négatives à caractère figuratif, en l’occurrence une photographie ou un photogramme montrant une sorte de portrait de famille du début du siècle dernier. On y voit un groupe important, au centre duquel trônent un vieil homme majestueux et une femme, assis sur des chaises, tandis que des enfants se tiennent accroupis devant à droite. Pendant la représentation, différentes zones de l’image de départ sont soumises à des manipulations optiques: Jacobs joue sur les focales tantôt pour faire ressortir l’homme éclairé en transparence, tantôt pour le plonger dans le flou. Il borde d’un liseré obscur le cercle central de l’image ou déforme les figures, tandis que la pulsation lumineuse causée par le volet tournant devant le projecteur semble soumettre les personnages à un mouvement rotatif, qui paradoxalement marque le pas. Quand le noyau de l’image se noie en une zone claire qui le dévore comme un feu, l’œil se trouve soudain attiré vers les figures à l’arrière-plan. L’image relativement conventionnelle qui sert de matériau de départ est maintenue dans un état incertain entre figuration et défiguration, la perception de la scène étant étroitement liée aux stimuli optiques et aux variations d’éclairage. Ces jeux de lumière se révèlent doublement dépendants du temps, dans la mesure où les images de départ sont des ruines venues du passé et que leur perception disjonctive apparaît comme une fonction temporelle de la projection.

Jonathan Crary commente un tableau de William Turner, The Angel Standing in the Sun (1846), en relation avec les recherches scientifiques et les expériences de Gustav Fechner, qui vers la même époque étudiait la relation fonctionnelle entre la sensation et l’excitation. Crary écrit:


J.M.W. Turner, The Angel Standing in the Sun, © Tate Britain
«L’ange, comme objet auquel rien ne correspond dans le monde, est pour Turner comme pour Fechner un signe que les moyens conventionnels de représentation ne permettent pas de matérialiser adéquatement l’abstraction hallucinatoire des expériences optiques intenses. Il devient chez Turner la validation symbolique de sa capacité à faire l’objet d’une perception autonome, la proclamation expressive d’une vision sans fondement solide (21).»

Il serait hasardeux de vouloir établir un lien iconographique entre l’Ange de Turner et le Celestial Subway de Jacobs, d’autant que la ressemblance figurative n’est pas particulièrement marquée. La dimension figurale de la lumière, résultant d’un usage spécifique de l’appareil et de la surface de projection, permettrait cependant de détecter une autre sorte de migration des images, dont Jacques Aumont (22) a signalé le type. Les interventions optiques de Jacobs révèlent ici et là l’interposition d’un cache rond, l’effet déformateur d’un tourbillon, l’illusion d’un mouvement centrifuge. Comme chez Turner, la dématérialisation de l’image sur ses bords isole les figures centrales. Chez Jacobs, le passage de l’image par un écran réfléchissant pose la question de la source lumineuse. Le performer souligne ainsi la fonction centrale du projecteur, que Friedrich Kittler rattache dans l’histoire des médias à la mécanisation et à la mobilisation du regard: les lanternes sourdes baroques peuvent être considérées comme les ancêtres de la projection cinématographique, non moins que comme les précurseurs de la laterna magica. Tout ce qui apparaît dans le faisceau du projecteur devient, selon Kittler,  «une projection de l’œil lui-même (23)».


Murnau, Faust, photogramme, 1926
Si l’on voulait continuer à démontrer sur l’exemple du cinéma le lien entre l’histoire de la technique et la forme artistique, on pourrait étendre la comparaison Turner-Jacobs à une série iconologique qui inclut aussi l’un des plans finaux du Faust de Murnau (1926), où l’on voit le couple Faust/ Gretchen s’avancer sur le fond lumineux du bûcher, en laissant derrière lui la foule filmée en contrechamp. Murnau, dont Lotte Eisner et Eric Rohmer ont rappelé la formation d’historien de l’art (24), utilise la lumière aveuglante des projecteurs pour fondre en un le soleil et l’œil, pour représenter simultanément l’effet lumineux et la source lumineuse.

Les arrangements mouvants et labiles auxquels Jacobs soumet son matériau doivent en tout cas être examinés, dans le cadre de ses performances, en fonction d’un dispositif optique qui laisse la plus grande liberté à l’«interprétation», et à l’intérieur duquel le film de départ peut être lu comme une partition musicale; sa caractéristique essentielle est de mettre en question la perception humaine.

 

Lien > http://www.re-voir.com/html/jacob.htm

Notes

1 Cf. Siegfried Zielinski, Audiovisionen. Kino und Fernsehen als Zwischenspiel in der Geschichte, Reinbek, Rowohlt, 1989, p. 42.
2 Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. coll., Gallimard, 2004, p. 283.
4 Sur l’histoire de ces performances, cf. Ken Jacobs, «Painted Air : The Joys and Sorrows of Evanescent Cinema», dans Millenium Film Journal, n° 43/44, été/automne 2005, ainsi que Tom Gunning, «“Films that tell time” : The Paradoxes of the Cinema of Ken Jacobs», dans Films That Tell Time. A Ken Jacobs Retrospective, American Museum of New York, 1989, p. 3-15 (cf. la présente livraison de Trafic)
5 Voir à ce sujet Scott MacDonald, A Critical Cinema  3, Interviews with independant filmmakers, Berkeley, University of California Press, 1998, p. 364
6 J’ai pu décrire en détail cette performance grâce à l’enregistrement vidéo numérique que Ken Jacobs en a fait établir, et qu’il a aimablement mis à ma disposition. Les performances que j’analyse plus loin m’ont été rendues accessibles de la même manière. L’accent mis sur l’acte de présentation correspond tout à fait à la pratique filmique de Jacobs, dont le found footage film classique, Tom, Tom, The Piper’s Son (1969), est né dans l’atelier, d’un dispositif qui offre tout à fait le caractère d’une performance: Jacobs, à plusieurs reprises et de diverses manières, a filmé le film d’origine sur l’écran par le biais d’une rétroprojection.
7 W. Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », trad. R. Rochlitz, dans Œuvres III, Gallimard, 2000, p. 361.
8 Le filmique dont traite l’analyse filmique n’est situé par Kuntzel ni du côté du mouvement, ni du côté de l’immobilité, mais entre les deux, dans la production du «film projeté» par le  «film-pellicule» et dans la négation de ce film matériel par le «film projeté». Cf. Thierry Kuntzel, «Le Défilement», dans Dominique Noguez (dir.), Cinéma : Théories, Lectures, Paris, Klincksieck, 1973, p. 97-110.
9 De la «contradiction interne» de ce relief impalpable, Bazin conclut que le film en 3-D renforce l’impression d’irréalité. Cf. A. Bazin, «Le Cinémascope sauvera-t-il le cinéma?» (1953), dans Trafic n° 50, été 2004, p. 250-260, sur ce point : p. 254 sq.
10 Cf. Crary, op. cit., p. 118 sqq., p. 152 et p. 148.
11 Jacobs lui-même se décrit comme un «marchand de restes» [dealer in remnants]: invoquant cette fonction explicite de «survivance», Tom Gunning attribue une qualité avant tout temporelle au matériau filmique parvenu à Jacobs dans un statut de marginalité. Cf. Gunning, op. cit., p. 11.
12 Ken Jacobs dans Scott MacDonald, op. cit., p. 390.
13 Cf. par exemple Laurent Mannoni, Le grand art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994. Pour une critique générale des approches téléologiques de l’histoire de la technique, qui décrivent tous ces appareils comme «précinématographiques», cf. entre autres Crary, op. cit., p. 112 sqq.
14 Scott MacDonald, op. cit., p. 390.
15 Le concept d’«appareil de base» provient des débats sur le dispositif cinématographique du point de vue de la métapsychologie et de la critique de l’idéologie. Cf. Jean-Louis Baudry, L’effet cinéma, Éditions Albatros, Paris, 1978; sur le dispositif du phénakistiscope, en tant qu’articulé au corps, cf. Crary, op. cit., p. 116.
16 Ken Jacobs, entretien avec Scott MacDonald, dans Scott MacDonald, op. cit., p. 383.
17 Cf. Peter Széndi, Écoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Éditions de Minuit, 2001, p. 118.
18 Benjamin décrit aussi la déformation comme un «effacement éternel» [« ewige Vergängnis »]. Cf. W. Benjamin, «Phantasie», dans Fragmente. Autobiographische Schriften, Gesammelte Schriften, t. VI, sous la dir. de R. Tiedemann et H. Schweppenhäuser, Suhrkamp, Francfort/M., 1991, p. 115).
19 «Lichtspiel», littéralement «jeu de lumière», est aussi l’un des termes allemands pour le  «cinéma». Le Lichtspiel-Theater est la salle de cinéma. (N. d. T.)
20 J. Crary, op. cit., p. 146.
21 Ibid.
22 Jacques Aumont, «Migrations», dans Cinémathèque n°7/printemps 1995, p. 35-47, p. 45 sur ce point. L’opposition entre le «figural» et le «figuratif», qu’Aumont ne définit pas alors plus précisément, vise, pour le dire vite, l’écart entre la pure perception sensible et la représentation (narrative).
23 Cf. Friedrich Kittler, «Eine Kurzgeschichte des Scheinwerfers», dans Der Entzug der Bilder, Visuelle Realitäten, sous la dir. de Herta Wolf et Michael Wetzel, Wilhelm Fink, Munich, 1994, p. 183-189, p. 184 sur ce point.
24 Dans son étude pionnière sur Faust, Rohmer n’examine cependant pas le rapport de l’éclairage de Murnau avec la peinture du 19e siècle; il préfère s’intéresser à sa parenté avec l’«irréalisme» du clair-obscur baroque chez le Caravagge. Cf. Eric Rohmer, L’organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, Paris, 10/18, U.G.E., 1977, p. 20 sqq.