Paul Virilio. Le mur de la lumière

Ce texte, daté du 10 octobre 2000, a été publié dans Trafic n° 37, printemps 2001. Serge Daney fonde la revue Trafic, en 1991: «il se peut qu’il faille avoir un peu d’ambition philosophique, un peu de souci historique pour cet objet très résistant, le cinéma. D’où Trafic.» Il meurt en 1992.  Paul Virilio revient dans ce numéro de Trafic, consacré à Daney,—«Serge Daney, après, avec»— sur leurs analyses conjuguées du média télévisuel, à l’heure de la première guerre du Golfe (1991): «Avec cette télésurveillance généralisée, la grande guerre internationale s’était déplacée, du champ de vision des combattants au champ de télévision des téléspectateurs. Le stade des jeux du cirque était devenu une régie-vidéo, un MUR DE LUMIÈRE.»

«En l’absence de temps, ce qui est nouveau ne renouvelle rien.» Maurice Blanchot

La guerre du Golfe? Quelle féerie, quelle fin de party! Alors que le mur de Berlin venait tout juste de tomber, que Samuel Beckett venait de nous quitter, c’était la grande illusion de la guerre froide qui s’effaçait à son tour.
Pour le monde ébloui, c’était le matin des magiciens américains avec son cortège de leurres, de contre-mesures électroniques, mais surtout son grand bluff technologique.
Après les feux d’artifice pyrotechniques de l’artillerie lourde et du bombardement atomique, un conflit majeur se donnait en spectacle AT HOME, à domicile!
Guerre médiatique qui illustrait les dégâts du progrès militaro-industriel mais aussi ceux des excès « militaro-informationnels », de cette culture de masse dont l’Amérique a le secret.
Pour Serge Daney comme pour moi, il s’agissait maintenant de couvrir la guerre au jour le jour, mais en pleine nuit – cette salle obscure planétaire qui vaut bien tous les cinémas réunis. Pleine nuit, plein cadre, la télévision au pied du lit! Pour nous, comme pour les millions d’autres au même moment, c’était l’éblouissement nocturne d’une guerre retrouvée après quarante ans de dissuasion.
Soudain, c’était «l’écran du désert», ce désert cathodique d’une télévision LIVE qui prétendait servir chaud (SHOW) la vérité des combats, l’atrocité des bombardements sur Bagdad ou Bassorah…
Grâce aux disc-jockeys de CNN, la télé c’était un peu comme ce téléphone qui vous réveille en sursaut, on râle mais on sait bien que c’est un appel important d’un importun, qui a oublié les fuseaux horaires.

La télévision et le téléphone, Daney l’avait deviné, c’était désormais la même chose. La visiophonie, Cable News Network venait sinon de l’inventer, du moins de la populariser, bien avant l’essor des LIVECAM sur internet.

Après la nuit du chasseur, c’était soudain la «nuit du zappeur». Insomnie contre amnésie, il s’agissait maintenant de traquer les faits invisibles derrière les méfaits audiovisibles.
Dans la seconde livraison de Trafic, on pouvait même lire cette phrase prémonitoire: LA GUERRE DU GOLFE A TUÉ LA TÉLÉVISION.
C’était aussi notre impression, mais nous n’avions pas compris que la télévision venait aussi d’entraîner dans sa chute la guerre —ouvrant ainsi à deux battants l’INFO-WAR, la guerre de l’information.

Un mois durant, le trafic d’influence des images nous a fascinés, Serge et moi, avant de nous lasser, comme tout le monde…
La fumée des bûchers funéraires des puits de pétrole koweïtiens signalant, peut-être, la fin de la guerre majeure, au profit de l’endémie d’une guerre mineure mais à répétition infinie, voire d’une «guerre civile mondiale» dont le lancement du marché unique allait bientôt montrer les dangers.

Démesure pour démesure, les chefs d’Etats téléphonaient leurs coups. Grâce au pool «Pentagone-CNN», George Bush et Saddam Hussein pouvaient s’envoyer des signaux, pratiquer la négociation-spectacle, en exhibant des otages comme Hussein, ou en jouant ostensiblement au golf, comme George Bush.
Avec Peter Arnet aux manettes du studio, la machinerie autrefois secrète de la diplomatie prétendait devenir visible, audiovisible, alors que les bombardiers devenaient discrets, invisibles…
Bien avant la tyrannie du court terme des marchés financiers globalisés, débutait au pied d’un Mur détruit la tyrannie du temps réel de l’information-spectacle, le REALITY-SHOW s’apprêtant à supplanter définitivement la COLD WAR.

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La guerre est un art à part entière, un art total qui contient tous les autres, à l’instar d’un cinéma, dont Abel Gance regrettait amèrement qu’il n’ait pas inventé sa bombe atomique…
Grâce au conflit du Golfe, cette omission volontaire serait désormais réparée, puisque CNN venait justement de faire exploser sa bombe A.
Au Koweit, le champ de bataille était soudain devenu un champ de perception à l’échelle de la mondialisation. Avec cette télésurveillance généralisée, la grande guerre internationale s’était déplacée, du champ de vision des combattants au champ de télévision des téléspectateurs.
Le stade des jeux du cirque était devenu une régie-vidéo, un MUR DE LUMIÈRE.

Jusqu’à cette fin du 20e siècle, toutes les guerres n’étaient encore que des GUERRES-MATIÈRE, des guerres de matériel, comme on dit, où la soldatesque et son armada dominaient la bataille, et ceci, depuis l’Antiquité jusqu’aux conflits contemporains.
A partir de l’ère nucléaire, «tout est régi par l’éclair (1)». La guerre transnationale devient une GUERRE-LUMIÈRE où l’instantanéité et l’ubiquité ne permettent plus de distinguer, comme jadis, l’offensive de la défensive, le dedans du dehors, mais, surtout les civils des militaires.

Après avoir été locale puis nationale, et enfin mondiale, la guerre devient globale —plus exactement GLOCALE—, délocalisée à l’exemple des firmes industrielles de l’ère de la mondialisation économique.
D’où ce dépassement probable, demain, de la «guerre militaire» par la «guerre civile»; une guerre intestine en voie de généralisation comme l’avait été, au cours du 20e siècle, la guerre des armées nationales. Constat de faillite du politique ou plus précisément du géopolitique: après la guerre froide entre l’Est et l’Ouest gagnée par les Etats-Unis, la guerre chaude n’aboutit plus à l’élimination de l’ennemi, la correction publique suffit!
Dès lors, on comprend mieux l’importance extrême, non plus d’un espace public (en voie de privatisation accélérée), mais de l’image publique de cet ÉCRAN qui concentre peu à peu tous les pouvoirs.

Écran multimédiatique d’internet ou de ces multinationales (telle AOL-TIME-WARNER) qui contrôlent à la fois les ordinateurs, le téléphone et la télévision.

Mais en fait, un écran, c’est quoi? sinon le lieu de projection de la lumière et des images: celles des MIRAGES du désert géophysique, comme celles du CINÉMA ou des nouveaux MASS-MÉDIAS.

L’écran, c’est encore le lieu de projections de force de l’énergie, depuis le désert du Nouveau-Mexique, en 1945, avec la première explosion atomique expérimentale, jusqu’à cette guerre du Golfe où l’écran des déserts irakien et koweïtien s’était associé aux écrans de télévision du monde entier grâce à CNN, ou plus exactement, au POOL CNN-PENTAGONE, ce complexe militaro-informationnel qui allait bientôt conditionner la géostratégie des nations.

«La plus grande gloire d’un État est de faire de ses frontières un vaste désert», expliquait déjà Jules César… Aujourd’hui, le «désert des déserts», c’est l’écran, tous les écrans, du plus petit, celui du téléphone portable, jusqu’aux plus grands, ceux des stades olympiques.

L’écran, c’est la nouvelle frontière américaine
, là où le chemin de fer de la Western Union s’était échoué sur les rivages du Pacifique, le réseau internet définit une ultime limite qui ne situe plus dans l’espace réel de la géographie d’un continent mais dans l’incontinence du temps réel des télécommunications cybernétiques.

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De fait, si la tyrannie du court terme est à l’économie ce que la tyrannie du temps réel est à la stratégie de l’ère de la communication, il faut en revenir d’urgence, après l’écran, à l’écrit, à la critique d’un système qui domine désormais toutes nos représentations.
«Pendant l’occupation, écrivait Serge Daney, on ne parle pas de la résistance, or, aujourd’hui, les médias, c’est l’occupation.»
Une anecdote illustrera ce propos, et surtout la position de Serge vis-à-vis du visuel.
Lors de notre première entrevue en 1983, au siège des Cahiers du cinéma, Serge Daney m’avait  très mal reçu. J’étais venu le voir, à la demande de Jean Narboni, pour lui expliquer le thème de mon essai Guerre et cinéma. Peu convaincu par ma péroraison au sujet du rôle primordial des pratiques cinématographiques dans le déroulement des derniers conflits mondiaux, Serge s’était contenté de bougonner à mon égard quelques propos désagréables… En le quittant, passablement furieux, je jetai sur la table devant lui un exemplaire de mon livre Bunker Archeologie, en lui demandant de le remettre à Jean Narboni.
J’étais déjà arrivé dans la cour quand Serge m’interpella vivement: «C’est vous qui avez fait ça? demanda-t-il, ça m’intéresse!»
En fait, ce qui l’intéressait, ce qui l’avait convaincu, c’étaient mes photos, résultat d’une dizaine d’années de mission photographique sur les rivages d’une Europe fortifiée… mais contre sa liberté!
Le visible d’abord, le visuel ensuite, avant l’audiovisible, et surtout bien avant l’audiovisuel!

Finalement, c’était toute la question de cette fin de millénaire que Serge Daney ne verrait jamais, lui que la nuit devait emporter dans sa toute dernière chambre obscure.

Sept ans après cette entrevue, en 1990, au siège du journal Libération cette fois, celui qui avait édité Guerre et cinéma revenait à la charge et me demandait de couvrir avec lui Guerre et télévision. Quelques années plus tôt, il est vrai, je lui avais envoyé l’un des tout premiers REBONDS du journal, sur le conflit tchadien, intitulé «La page blanche du désert», où je signalais déjà quelques aspects particuliers de ce type d’affrontement en rase campagne, mais sous l’éclairage zénithal des satellites espions… Pendant le long mois que dura donc la guerre du golfe Persique, Daney et moi échangions par téléphone nos impressions, nos analyses sur la télévision, mais surtout notre trouble croissant devant ce trucage colossal des images et la faiblesse incroyable des commentaires.
Le bluff télégénique était évident, éblouissant, mais nous n’avions par ailleurs aucune autre source de vérification…
À un certain moment, il avait été même question de partir là-bas rejoindre le contingent français, mais là encore, c’était du vent, le vent du désert des écrans! Pas de témoignage DE VISU, pas de témoins!

Devant notre créneau, le créneau horaire des émissions spécialisées, Serge et moi étions un peu comme des guetteurs désabusés, ne voyant rien venir, sinon le grand cirque des missiles de croisière, les jeux de cache-cache des avions furtifs…
«Stratégie de la déception» ou «désinformation grand public? L’implication totale des mass-médias dans cette guerre signalait une mutation considérable de la conduite des opérations militaires.
La mise en scène en temps réel des antagonistes devenait soudain l’un des principaux enjeux stratégiques de l’après-guerre du Proche-Orient.

En guise de conclusion à ces souvenirs désabusés, une remarque: dans certaines régions africaines, les statues de bois précieux possèdent des yeux faits avec des coquillages. Selon l’espèce choisie, leurs visages auront donc des «yeux de bienveillance» ou des «yeux de malveillance».
L’ami Serge possédait les premiers, son regard envisageait toujours ce qui se cache dans ce qui s’expose, ou paraît s’exposer.

note 1. Héraclite