Métaphore de la vérité

Hans Blumenberg, philosophe (1), fait l’objet d’un article de Jean-Claude Monod, La philosophie du XXe siècle et l’usage des métaphores, dans la revue Esprit. Dans un entretien publié sur le site pédagogique Mag Philo, sous le titre, La Métaphore en philosophie, Jean-Claude Monod  explicite le concept de « La lumière comme métaphore de la vérité » et, partant, vecteur d’intelligibilité du monde, selon Blumenberg:

« Si Hans Blumenberg a consacré une de ses premières études de « métaphorologie » à « La lumière comme métaphore de la vérité », c’est parce que cette métaphore, qui traverse l’histoire de la philosophie, « se transforme » et qu’à travers elle on peut saisir des changements dans les « horizons historiques de la compréhension du monde », comme dit Blumenberg.

Ainsi, dans la métaphysique grecque, la lumière de l’être est à contempler, à admirer par un homme connaissant qui est essentiellement theoretikos, contemplateur de ce qui se déploie devant lui, et d’abord: du Ciel. L’ignorance peut être pensée alors comme privation d’une lumière « naturelle » mais perdue (c’est l’image de la caverne de Platon), privation qui n’est pas imputable à l’être mais aux déficiences humaines (à la chute dans le corps, selon Platon et toute une tradition néoplatonicienne chrétienne) ; un processus d’éducation, de paideia, est nécessaire pour « retrouver » le jour authentique où les choses apparaissent en pleine lumière : la métaphorique de la lumière se développe alors en plusieurs niveaux de « visibilité », avec la métaphore de l’œil de l’esprit qui « voit » les idées.

Dans l’épistémologie moderne, en revanche, la confiance envers ce qui se montre fait place à l’idée que l’attention doit être « dirigée », qu’il faut démêler le vrai de l’erreur par un travail, précisément, d’orientation de la lumière vers les points obscurs. Blumenberg cite ici Bacon et Descartes comme fondateurs de l’idée moderne de « méthode », pour laquelle « le donné ne se tient plus dans la lumière, mais il doit être éclairé sous un aspect déterminé ». On voit ainsi comment la nouvelle idée de la vérité comme objectivation implique l’activité d’un sujet, le « libre choix » d’une « perspective » détermine maintenant le concept de vision.

D’autres évolutions sont encore à prendre à compte, qui engagent la compréhension des cycles de la lumière naturelle, du jour et du soleil : lumière et obscurité sont prises dans une approche cosmologique et physique historiquement évolutive, liée à des systèmes scientifiques d’explication des mouvements des astres ou de l’optique. Ainsi, la métaphore de la vérité comme lever de soleil n’aura pas le même sens chez Giordano Bruno et plus tard, au siècle des Lumières : l’apparition de la vérité garde, chez Bruno, à l’arrière-plan, l’idée d’une cyclicité, d’une suite d’alternances de jours et de nuits ; le lever de soleil de la vérité n’est pas encore porteur, ici, de la représentation d’un avènement de la lumière qui chasserait définitivement l’obscurité et son équivalent social, l’obscurantisme.

L’idée des Lumières (Aufklärung) fait de l’Aufklärer (l’homme des Lumières) un « acteur » de l’Aufklärung, quelqu’un « qui propage les Lumières », par où la lumière rentre dans le domaine des choses à accomplir. Elle cesse d’être vue comme simplement « naturelle »: il faut éclairer la nature elle-même, « la vérité ne se montre pas, elle doit être montrée ». Où l’on voit qu’il y a aussi un arrière-plan technique à l’histoire de cette métaphore: la lumière n’a pas la même valeur métaphorique dans un monde où l’on dispose de l’éclairage électrique, et dans un monde historique où la lumière est toujours celle de la flamme ou de la lampe à huile. Il faudrait suivre, dans une certaine « critique de la modernité » qu’on trouve même, en un sens, chez Foucault, la façon dont la visibilité, l’exposition à la lumière, cesse d’être une garantie de vérité ou de liberté, pour devenir la modalité même du contrôle, d’une « optique contrainte », comme dit Blumenberg.

Cet article de 1957 finit sur une description critique de l’organisation du visible dans un système d’optique contrainte, d’« éclairage » entièrement technique, qui caractériserait la modernité tardive. Mais Blumenberg s’intéresse aussi, dans les Paradigmes, à l’idée d’une « puissance » intrinsèque de la vérité, d’une force qui s’impose d’elle-même: là aussi, les philosophes ne font parfois qu’expliciter conceptuellement, dans leurs « conceptions » de la vérité, des métaphores déjà à l’œuvre dans le langage commun ou reçues de la tradition. Il arrive cependant que des métaphoriques différentes entrent en conflit : la lumière progressive de la vérité scientifique, qui laisse toujours subsister des ombres et se présente, depuis Bacon au moins, comme « fille du temps », ne s’oppose-t-elle pas à « l’illumination » immédiate de la Révélation ? L’histoire de la réception de la métaphore et de la métaphysique de la lumière telle que le néo-platonisme la transmet au christianisme est un épisode très important et complexe, à cet égard.
Il faudrait encore y ajouter la métaphore du monde comme livre à déchiffrer, à laquelle Blumenberg a consacré un livre entier, récemment traduit aux éditions du Cerf (La Lisibilité du monde) (2). »

Note bibliographique

(1)

Hans Blumenberg. Anthropologie philosophique, 2012

Hans Blumenberg est cité par Didi-Huberman dans Atlas ou le gai savoir inquiet, comme un continuateur d’une démarche anthropologique appliquée à l’histoire de l’art, initiée par Aby Warburg, articulant visibilité et lisibilité.

«Nul n’a mieux [qu’Aby Warburg] articulé la «lisibilité» (Lesbarkeit) du monde aux conditions immanentes, phénoménologiques ou historiques, de la «visibilité» (Anschaulichkeit) même des choses, anticipant par là l’œuvre monumentale de Hans Blumenberg sur ce problème (5). Nul n’a mieux libéré la lecture du modèle purement linguistique, rhétorique ou argumentatif qu’on lui associe généralement. Lire le monde est une chose bien trop fondamentale pour se trouver confiée aux seuls livres ou confinée en eux: car lire le monde, c’est aussi relier les choses du monde selon leurs «rapports intimes et secrets», leurs «correspondances» et leurs «analogies». Non seulement les images se donnent à voir comme des cristaux de «lisibilité» historique (6), mais encore toute lecture —même la lecture d’un texte— doit compter avec les pouvoirs de ressemblance: «le sens tissé par les mots ou les phrases constitue le support nécessaire pour qu’apparaisse, avec la soudaineté de l’éclair, la ressemblance (7)» entre les choses.» notes: (5) W. Benjamin, 1927-1940. H. Blumenberg, 1981 puis (6, 7) W. Benjamin, 1927-1940.

Plutôt que de ressemblance entre les choses, il serait plus juste de parler —à propos des panneaux d’images agrégées de l’Atlas-Mnémosyne d’Aby Warburg— de «déploiement de nouvelles syntaxes, telles que décrites dans le phénomène des « clusters »: des agrégats de sons disharmonieux qui, par des circonstances plus ou moins choisies, produisent un nouvel accord, une base pour le déploiement de nouvelles syntaxes». Ainsi Philippe-Alain Michaud (in Sketches. Histoire de l’art, cinéma. Kargo et l’éclat. 2006. Pp. 20-21) montre que Warburg emprunte à la pensée d’Hofmannsthal qui «requalifie le discours de l’historien ou du philosophe comme une forme d’expression poétique»:

«Le poète ne saurait en effet passer devant aucune chose, si peu d’apparence qu’elle ait. Qu’il existe dans le monde une chose comme la morphine, et qu’il ait existé une fois une chose comme Athènes, Rome ou Carthage, et des marchés d’hommes, l’existence des rayons ultraviolets et les squelettes des animaux antédiluviens, cette poignée de faits et des myriades de faits semblables appartenant à tous les ordres de choses, sont toujours présents pour lui de quelque façon, sont quelque part dans l’obscurité à attendre et il lui faut compter avec eux .»

(2)
Hans Blumenberg fait l’objet d’un article de Michaël Fœssel à propos de La Lisibilité du monde, dans la revue Esprit.