Rozenn Canevet. Points de vues archifilmiques

Doctorante en esthétique, Rozenn Canevet est enseignante à l’Esad de Reims et à l’Université Paris 8  St Denis-Vincennes.

Points de vues archifilmiques

En 1975, l’espace et le temps deviennent les préoccupations majeures d’Anthony McCall. Considérant l’impact que ses dispositifs déclenchent chez le public, il remarque à juste titre que dans Line Describing a Cone, le mode d’attention est dicté par la source lumineuse. McCall affirme ce principe sur l’interrelation entre la durée, l’espace et l’expérience du public dans Two Laws of Presentation, un statement présenté sous la forme de schémas utilisant des formes propres à McCall, le point et la ligne. Il y postule deux règles:

«(1) La forme de l’attention est une fonction de l’attente; (2) La forme de l’attente est une fonction de la durée».

Ces principes sont illustrés par un jeu de neuf cartes-index, chacune correspondant à un intervalle de durée. McCall y représente le temps comme l’espace par des moyens rappelant ceux des partitions musicales, s’étalant de cinq secondes à douze ans, utilisant pour ce faire une simple ligne horizontale. Des points noirs symbolisent la densité du public: de cinq secondes à cinq minutes, voire trente minutes, celui-ci forme un cercle relativement concentré autour de l’événement. À partir d’une heure et demie, l’essaim se disperse vers d’autres coins de la pièce symbolisée par la carte, pour se réduire au bout de douze heures à un seul point d’attention, et au bout de douze ans, à une absence totale de présence. McCall cherche à démontrer dans ce travail que les paramètres spatiaux et temporels se déterminent de manière réciproque: l’espace peut apparaître comme une construction empirique de notre esprit, il ne se montre qu’en fonction du temps.


Long Film for Ambient Light
  (1975)

Long Film for Ambient Light permet à McCall d’appliquer son postulat de Two Laws of Presentation à grande échelle. Dernier de sa série de «films géométriques», ce dispositif se déroule à l’Idea Warehouse en 1975, sur une durée de vingt-quatre heures, du dix-huit juin à midi au dix-neuf juin à midi. L’espace investi est situé au dernier étage de ce loft à Soho. Il présente la particularité architecturale d’avoir deux murs à neuf larges fenêtres, l’un exposé au sud qui donne sur la rue, l’autre exposé au nord. La première fois qu’il vit cet espace, McCall nota que ces murs perforés régulièrement par ces ouvertures lui rappelaient la forme de la bande d’un film. La lumière entrant dans l’espace à travers les fenêtres, sa réverbération au plafond et dans la pièce, provoque chez lui des réminiscences de la diffusion du rayon lumineux émis d’un projecteur de film. Il décide d’explorer cette analogie de l’architecture du lieu avec l’appareillage filmique par des interventions aussi simples qu’efficaces. Il commence par recouvrir les fenêtres exposées au sud avec du papier blanc et celles au nord avec du papier noir.
Pendant la journée, les premières deviennent des sources de lumière, ponctuant la structure architecturale et imitant l’aspect d’une série de projecteurs: les ouvertures par lesquelles passe la lumière du jour s’illuminent, telles la surface d’un film lorsqu’il passe dans le projecteur. Dans l’espace vide, une ampoule, seule, posée à hauteur des yeux, précisément au centre de la pièce, éclaire artificiellement l’espace.
Pendant la période nocturne de l’œuvre, la lumière émise par l’ampoule se réfléchit sur les papiers, transformant ainsi les fenêtres en surfaces d’écrans.
Ainsi, quand le jour cède la place à la nuit, ou quand inversement la nuit laisse place au jour, le changement entre les deux appréhensions de l’espace s’inverse dans une dissolution cinématique étendue, avec les fenêtres qui évoluent de rectangles blancs comme sources lumineuses à des écrans blancs opaques rectangulaires. Durant ces vingt-quatre heures, il semble qu’aucun visiteur n’ait expérimenté Long Film For Ambient Light dans son intégralité. Le contraire aurait été surprenant mais pas impossible car ce que propose McCall avec Long Film n’est rien d’autre qu’un dispositif opératoire et concret sur les interrelations entre espace et temps qu’il a défini auparavant dans Two Laws of Presentation. Il permet à chaque subjectivité individuelle et à chaque expérience subjective de définir la durée et le rythme de chaque interaction selon ses envies.


Anthony McCall, Long Film for Ambient Light, diagram, 1975


Anthony McCall, Long Film for Ambient Light, Notes in duration, 1975 (cliquer pour agrandir)

À cette altération de l’espace architectural, deux éléments s’additionnent pour constituer le «film»: la durée de la période préparatoire, équivalente à cinquante jours, symbolisée par un diagramme collé en bande sur une des parois ainsi qu’un texte de deux pages intitulé Notes In Duration. Se référant à des travaux de performances antérieurs et à la nature du film, ces notes développent les statements de McCall sur la durée. Il y critique la distinction traditionnelle entre les événements statiques et temporels :

«Notre insistance sur le statique, la croyance en des blocs absolus d’expérience, à opposer à des durées multiples et qui se chevauchent, provient d’une conception épistémologique fausse mais pratique. Une œuvre d’art qui ne montre pas de changements pendant la durée d’attention qui lui est accordée est considérée comme un « objet ». Une œuvre d’art qui change pendant cette durée est considérée comme un «événement ». Nous faisons nous-mêmes la division, nous découpons les choses sur une échelle glissante des valeurs temporelles. Mais une feuille de papier sur un mur est une durée, au même titre qu’un film.» (1)

L’acte de lecture coupe le mouvement déambulatoire du visiteur dans l’espace témoignant de l’engagement physique du visiteur avec le mot et de ce que ces statements engagent comme réflexion sur l’expérience conceptuelle de l’œuvre. Ici, le «vide» de la pièce est questionné à l’instar de 4’33’’ de Cage. L’ambiance lumineuse et le son, leurs variations en fonction de la durée de l’expérience, sont les éléments centraux de Long Film for Ambient Light. Le film se transforme en espace, réel, visitable, visité. Le film se regarde, s’expérimente selon la forme d’attention que lui accorde le visiteur, selon l’attente et la durée qu’il acceptera de passer dans cet espace rappelant aux propos de John Cage:

«Le monde se modifie en fonction du lieu où se dirige notre attention. Ce processus est addictif et énergétique. »(2)

Long Film for Ambient Light développe différentes temporalités. L’intensité de la lumière change, le nombre de visiteurs augmente et se réduit, les sons de la rue changent selon le temps qui s’écoule, les expectatives diffèrent selon chaque individu, l’œuvre est performative plus que répétitive ou vide. La subtilité des changements n’est pas visible lorsque l’on est dans la pièce mais dès lors que l’on revient sur ses pas, que l’on se retourne, les modifications sont perceptibles immédiatement. En comparant ces changements, il devient même possible de prédire ce qui va se passer dans le futur. Cet engagement de la mémoire à petite et grande échelle est capital pour les opérations du film, même non narratif, en ce qu’il requiert un engagement pour se rappeler ce qui s’est passé avant et pour prédire ce qui arrivera après. En expérimentant les films de McCall, du plus ancien au plus récent de ses travaux, le moment qui fait sens dans une des perceptions que l’on en a, est lorsque les perceptions passées sont corollaires à celles du futur: parfois, l’environnement offre des indices qui permettent d’inférer que les modifications apportées à la conscience de l’espace sont ressenties de manière profonde mais sur un mode implicite; d’autres fois, elles y sont soulignées.

Esthétique situationnelle

 

Ce processus de modification apparente de configuration de l’espace, en fonction du déplacement et de sa durée, a été parfaitement décrit par Victor Burgin en 1969 dans son Esthétique situationnelle. Dans ce texte où il s’attache à dissocier les concepts d’objet artistique et de forme artistique du monde des objets manufacturés pour les redéfinir en fonction des structures de l’expérience psychologique, Burgin affirme que «les champs perceptifs ne sont pas appréhendés comme des objets en soi » (3) et exige «que les matériaux réels situés dans l’espace-temps extérieur soient utilisés de façon à subvertir leur caractère d’objet afin de les utiliser comme signaux de situation» (4).
Quoique Burgin soit finalement intéressé par l’art en tant qu’objet, son article est tout à fait instructif en tant que tentative précoce de formuler une stratégie qui ne se développe pas immédiatement à partir de l’objet matériel et qui ne méconnaisse pas non plus la qualité rétinienne du visuel. Il relève que l’information visuelle de la durée s’acquiert à partir d’observations de déplacement, de changement de position dans l’espace. Les coordonnées d’espace-temps se révèlent au moment où «nous superposons une configuration mémorisée à une configuration présentée à la rétine» (5). C’est donc la présence de l’individu et particulièrement sa situation spatiale qui donne au temps un sens. Ainsi considéré, l’espace va permettre au temps de s’inscrire dans le flux du vécu. Pour autant, il ne pourra le faire que par «états discrets», où «la permanence se révèle être une relation, et non un attribut»(6).

Ambiances tactiles

Ce constat fondamental d’Anthony McCall sur la différence des modes d’appréhension de l’individu en fonction du médium utilisé rappelle à certaines réflexions développées par Walter Benjamin sur l’architecture et le cinéma dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Certes, Benjamin ne pense pas la perception pour elle-même mais «les transformations sociales révélées par ces changements de la perception» (7) élaborant une esthétique à la fois historique, sociale et politique. Pour autant, le mode de réception commun à l’architecture et au cinéma, tel qu’il l’analyse, n’est pas étranger aux considérations phénoménologiques que les dispositifs de McCall instaurent envers son public, notamment à travers la distinction que le philosophe établit entre la réception tactile et la réception visuelle:

« Les édifices font l’objet d’une double réception : par l’usage et par la perception. En termes plus précis : d’une réception tactile et d’une réception visuelle. » (8)

La perception tactile engage les bases d’un rapport pratique au monde pour celui qui perçoit, elle induit une remise en cause des habitudes spatio-temporelles. C’est une perception visuelle, mais une perception visuelle qui n’est pas contemplative comme la perception optique. Autrement dit, c’est une perception qui est productrice, en mouvement, ou d’une mise en mouvement. Benjamin l’oppose à la perception auratique, qui suppose un clivage entre production et réception et relève de la contemplation. Cette contemplation sous-tend un risque d’absorption dans l’œuvre susceptible d’abolir toute distance, y compris la distance critique. Analysant la réception tactile comme un contre-pouvoir à la relation cultuelle fondée sur la contemplation, il l’associe à un mode de réception fondée sur la distraction qu’il attribue communément au cinéma et à l’architecture:

« L’opposition entre distraction et recueillement peut encore se traduire de la façon suivante : celui qui se recueille devant une œuvre d’art s’y abîme ; il y pénètre comme ce peintre chinois dont la légende raconte que, contemplant son tableau achevé, il y disparut. Au contraire, la masse distraite recueille l’œuvre d’art en elle. Les édifices en sont les exemples les plus évidents. De tout temps, l’architecture a été le prototype d’une œuvre d’art perçue de façon à la fois distraite et collective.» (9)

De par ses qualités collectives et distraites, la réception tactile que le cinéma et l’architecture instaurent, semble, selon Walter Benjamin, pouvoir parer à cette absorption et favoriser l’émergence d’une certaine mise à distance. De plus, l’un des espoirs qu’il porte dans le cinéma est le fait que celui-ci, tout comme l’architecture, s’adresse à une masse et non à un seul individu. Comme l’a analysé Isabelle Rieusset-Lemarié (10), la résistance de Walter Benjamin à l’absorption par l’œuvre est aussi fonction de sa valorisation de l’incorporation de l’œuvre d’art comme expérience par le sujet. L’œuvre doit s’offrir au public qui l’accueille et en fait sa propre expérience, et non pas l’abstraire de son être, en l’absorbant dans une autre réalité qui le couperait de son expérience.
Benjamin savait pertinemment que l’effet immédiat de la communication de masse était d’accroître le «charme factice des marchandises» (11), mais il était convaincu, comme Bertolt Brecht, que l’art devait aller, sans la moindre hésitation, jusqu’au bout de la phase capitaliste industrielle, afin de parvenir à une forme de société socialiste où les apports de la technologie moderne serviraient les besoins de tous. Alors que d’un côté, les libéraux soulignaient les bienfaits immédiats de la culture de masse —en particulier le développement de l’individualisme et de la liberté de choisir—, les marxistes regardaient vers l’avenir, vers le moment où le socialisme éliminerait la contradiction existant entre les forces de production et les relations sociales de production, autrement dit entre les effets potentiellement libérateurs des communications de masse, tel que le cinéma, et leur contrôle par la bourgeoisie. Pensée illusoire en un sens, si l’on se fie à la globalisation croissante du capitalisme —critique menée par ailleurs par Jean Baudrillard en 1972 dans son Requiem pour les médias (12)—, et confirmée d’autre part par le fait que ces modes de reproduction technologique ont donné naissance à leur propre contre-pouvoir.

Il ne s’agit pas de confondre la masse telle que la conçoit Benjamin, c’est-à-dire renvoyant à une condition collective d’individus aliénés aux conditions instaurées par le régime capitaliste, et le public des dispositifs initiés par McCall qui se réfère simplement à un nombre plus ou moins considérable de personnes réunies dans un contexte particulier, celui d’une expérience artistique, dont les caractéristiques sont plus d’ordre phénoménologique que politique ou social. Néanmoins, en permettant au visiteur d’aller et venir librement dans son dispositif, McCall lui accorde la possibilité d’un certain jeu qui repose sur l’accoutumance, favorisant une relation distraite à l’œuvre qui s’associe aux particularités du médium filmique. Mais surtout, il donne à voir l’appareillage, l’événement et sa représentation, les réduisant dans un principe de concordance spatio-temporelle, ne produisant rien d’autre que ses propres conditions d’existence.
La structure et la matérialité des films de McCall poussent à leurs extrêmes limites la définition du film et du cinéma dans une conscience parfaitement maîtrisée des différences de modalités entre représentation théâtrale et représentation filmique. En ce sens, McCall reprend à son compte le concept de distanciation critique instauré par Bertolt Brecht qui n’a eu de cesse d’être à la recherche d’un monde délivré du règne de l’illusion et du simulacre.
En englobant la relation à l’écran, au public et à l’appareil de projection, McCall considère le spectateur mobile et non passif. En requérant l’utilisation du projecteur et de la projection dans l’espace, le contexte des conditions du film varie du White Cube à la Black Box. L’interaction entre le public et l’œuvre, intrinsèque à l’événement, est une composante du film même. Cela place le spectateur dans une situation différente que celle établie par la Société du spectacle de Debord: une subjectivation de l’œuvre s’avère possible de par sa présence, son anticipation ou son souvenir. Extrait de son assujettissement à l’illusion, le visiteur est encouragé à inventer ou créer ses propres comportements, à subjectiver l’expérience dont il est le témoin, à «s’émanciper de la coutume de juger un travail à la façon dont il convient à l’appareil pour juger l’appareil à la façon dont il convient au travail )» (13), comme le préconisait Victor Burgin en reprenant les observations de Brecht.

Dans Long Film for Ambient Light, Anthony McCall problématise non seulement un mode de production spécifique, l’appareillage filmique, mais aussi ce que ce dernier implique comme conditions réceptives en relation au lieu et à ses caractéristiques architecturales. Inscrivant ses investigations dans une logique de géométrie des ambiances ancrée dans cette dialectique du point de vue à un système d’ambiances, il les arrime radicalement à un champ perceptif. Car l’expérience filmique, telle que la conçoit McCall, se révèle indissociable d’une conscience exacerbée et subjective de l’espace comme de l’expérience de sa temporalité, de sa durée. D’une part, en raison de sa structure temporelle et spatiale bien sûr, mais d’autre part et plus fondamentalement, parce que l’interaction du film et de l’architecture est ici portée à une coïncidence confondante: l’architecture inhérente de l’expression filmique, et l’essence filmique d’une expérience architecturale.

Est-ce une analogie à deux dimensions ou une métaphore? (2010)

Dès lors, quelles en sont les qualités, les potentiels et les expériences que ce moment de rencontre, ce nœud de possibles, permet? Comment en faire une expérience plus qu’un format? Peut-être en se demandant, comme l’a fait Rosa Barba au Centre International d’Art et de Paysage de Vassivière, si cette relation est une analogie à deux dimensions ou une métaphore? (14)
Du bâtiment d’Aldo Rossi, on ne distingue plus rien. Du continent, seul un rai de lumière reflété sur l’eau du lac encerclant l’île artificielle de Vassivière témoigne de ce qui s’y passe. Il fait nuit noire. Soit les meilleures conditions de visibilité pour expérimenter la proposition de Rosa Barba jouant de l’analogie et de la métaphore comme dispositif. Étymologiquement, la métaphore s’associe au transport. En intitulant son exposition sous la forme de cette interrogation, l’artiste berlinoise d’origine sicilienne invite le spectateur au voyage, aux déplacements de sens et à une mue inédite de l’architecture du Centre d’art en projecteur cinématographique, transformant de ce fait son site en surface-écran à l’échelle du paysage.
Rosa Barba fait partie de ces artistes qui, dans la veine expérimentale des années soixante-dix, s’intéresse avant tout aux conditions d’exposition du cinéma, à ses caractéristiques tant matérielles que conceptuelles ou fonctionnelles et aux nouvelles formes de récits que ces considérations peuvent engendrer. Ceci explique sans doute son parti pris radical de considérer chaque élément architectural comme un constituant potentiellement actif d’une projection. Une fois sur l’île, le reflet vacillant de lumière aperçu de la terre ferme s’avère être émis par un puissant projecteur d’une petite lucarne de la dernière salle du centre d’art dite «Petit théâtre». Celle-ci vient redoubler un premier faisceau lumineux dont la source d’origine est le phare, situé à l’autre extrémité du bâtiment.
Rosa Barba y magnifie la fonction projectionniste de ces tours de rivages en y installant Engine Slayer, sorte de machine célibataire hypnotique dont les bandes de celluloïd 35 mm du monumental projecteur Kinoton sont aspirées par la rotation des pales d’un ventilateur situé au sommet du phare. La lumière, le mouvement et le résonnement du bruit émis par les engins constituent à eux trois, la matérialité de ce film-sculpture dont l’image n’est autre que son système de fonctionnement.


Rosa Barba, The Long Road, 2011

Engine Slayer constitue le prologue de l’exposition avant d’introduire à The Long Road. Ce film, d’un spectaculaire tout aussi saisissant que fascinant, est projeté en boucle sur un immense écran dressé au milieu de la nef où projecteurs et amplificateurs viennent compléter le dispositif. Filmé d’un hélicoptère, il offre un point de vue planant sur un circuit automobile situé en plein désert californien. Conçu par plusieurs firmes pour tester les voitures, avant de les mettre sur le marché, cet autodrome en cessation d’activité, abandonné peu de temps après sa création dans les années quatre-vingt dix, a laissé dans le sable du désert nord-américain un tracé elliptique. Usant des mouvements lancinants et flottants de l’hélicoptère, Rosa Barba s’applique à en redessiner la forme avec sa caméra. On voit ainsi ce site désertique, délaissé, abandonné, survolé et observé du ciel, scruté tel un étrange motif que l’on serait tenté de déchiffrer: symptôme d’une modernité en désuétude, défiée et renvoyée à son anti-performance? Ou stigmate d’une réalité dont l’obsolescence ne se réduit plus qu’à un signe? Certes, The Long Road renvoie à l’esthétique documentaire de certains films majeurs du Land Art. Pour autant, un étrange décollement du réel s’y opère, convoquant à la fois le mythe de la circularité et la métaphore de l’évanescence, échappant à toute catégorie ou définition au fur et à mesure qu’on essaie de le cerner. Cette dimension fictionnelle est renforcée par l’interruption brutale du dessin aérien au profit d’une traversée à grande vitesse du paysage californien. Ce cut, l’unique du film, vient rompre la quiétude de la distance verticale pour nous faire rentrer de plein fouet à l’horizontale dans les contrastes lumineux si particuliers des routes californiennes, mythifiées par les Road-Movies américain (15). Et une voix. Celle de Robert Creeley, poète du Black Mountain College qui lit un extrait de son poème The Long Road, duquel le dispositif tire son titre, mêlant sa voix caverneuse à la bande sonore du film composée avec Jan St. Werner.
The Long Road est un climax, un condensé en 6,10 minutes de ce que les années soixante-dix ont provoqué, adulé, transgressé, et estampillé comme esthétiquement américain: un landscape-trip en apesanteur, planant, indissociable de sa descente, brutale et fébrile. Seul film en images de cette indécision sur l’analogie en deux dimensions ou la métaphore que Rosa Barba met en scène, The Long Road en est la clé indispensable, la pièce maîtresse et magistrale.

Est-ce une analogie à deux dimensions ou une métaphore? La nature de l’espace filmique est loin d’être claire. Même s’il partage avec l’architecture la notion de plan (16), il n’a pour support que deux dimensions, la troisième étant conférée par le mouvement, comme on l’a observé pour les productions de McCall. Mouvement par ailleurs illusoire dû au phénomène de persistance des impressions rétiniennes. Comment, pourvu de cette dimensionnalité ambiguë, peut se manifester l’espace filmique à l’échelle architecturale? Tout en posant la question, sans pour autant prétendre y répondre, Rosa Barba propose d’en désolidariser les éléments hétérogènes en considérant la matérialité et la fonction des projecteurs et en les ramenant à leur statut d’objets.

Stating the real Sublime et White Museum

Dans la pièce qui succède à The Long Road, un autre dispositif se déploie: Stating the real Sublime est la suspension d’un projecteur 16mm par ses propres bandes de film; Enigmatic Whistler est un projecteur 35 mm posé au sol, enrubanné par ses films alors qu’il projette son flux lumineux sur un amas de lettres découpées dans du feutre blanc intitulé The come and go. Ces lettres composent le texte d’un scénario découpé dans une toile de feutre tendue à la verticale, The indifferent back of a view rather than its face, dont l’écriture ajourée est éclairée, projetant à même le mur ses lettres et précipitant le spectateur dans un scénario en trois dimensions niant pourtant toute illusion de mouvement, fragmenté et statique, rappelant aux vues fixes de la lanterne magique.


Rosa Barba,White Museum, 2011

Pénétrant dans le «Petit théâtre», qu’il pense être la dernière salle du parcours de l’exposition, le visiteur touche en fait au nœud du projet de Rosa Barba: cette succession de dispositifs sur les composantes de l’espace filmique ouvre sur le White Museum. Visible de l’intérieur du bâtiment d’Aldo Rossi comme de l’extérieur, le White Museum n’est autre qu’une projection de lumière extrêmement puissante produite par un projecteur 70mm. Braqué sur le lac de Vassivière dans lequel sa bande-son est diffusée sous forme d’ondes par un dispositif submergé, White Museum éclaire, par un cadrage lumineux parfaitement délimité, le site de l’île, faisant de son territoire un écran naturel. Pouvant le voir comme l’écouter de l’extérieur, le spectateur bascule dès lors dans une toute autre dimension: il comprend que le phare n’est rien d’autre qu’une bobine dont le film s’est substitué à sa personne lors de son parcours. Les espaces qu’il pensait disparates de prime abord, lui apparaissent désormais comme les constituants d’un immense projecteur braqué sur les eaux du lac. Alors, surplombant le terrain en pente, face au lac, la distinction entre métaphore et analogie en deux dimensions restant irrésolue, il partagera certainement le doute qui affleure le Marco Polo des Villes Invisibles:

«Peut-être que les terrasses de ce jardin ne donnent-elles que sur le lac de notre esprit…» (17)

Si le travail de Rosa Barba transforme une architecture post-moderniste en appareil de projection cinématographique —déhiérarchisant l’échelle de l’objet à l’architecture et faisant du paysage environnant une surface de projection—, elle induit par ailleurs une inversion de cette dialectique du point de vue à l’ambiance présente dans les Solid Light Films de Mc Call. Car, en édifiant cet appareillage technique à l’échelle du bâtiment, tout en lui conservant sa fonction de projection, c’est le symbole même de la modernité, son outil de reproductibilité technique de l’image en mouvement, qu’elle élève concrètement au statut d’architecture, réduisant cette dernière au rang d’objet.

R.C.

Notes

1.  Anthony McCall, «Notes in duration», 1975, republié in «Two Statements», in P. Adam Sitney, éd. The Avant-Garde Film: A Reader of Theory and Criticism (New York University Press, 1978), p. 252.
2. John Cage, «Conversation pour les oiseaux», Revue d’Esthétique n°13-15, Société parisienne de diffusion générale, 1987, p. 19.
3. Victor Burgin, «Esthétique Situationnelle», in Art en théorie 1900-1990, Charles Harrisson et Paul Wood (ss la dir.), éd. Hazan, 1997, pp. 960-96
3. « Situational Aesthetics », Studio International, vol. 178, n°195, 1969, pp. 118-121.
4. Idem.
5. Ibidem.
6. Ibid.
7. Walter Benjamin, op. cit., p. 75.
8. Idem, p. 72.
9. Ibidem, p. 71.
10. Isabelle Rieusset-Lemarié, Le respect de l’autonomie des « images-temps » interactives ».
11. Walter Benjamin, cité par Christopher Lasch in Culture de masse ou culture populaire?, éd. Climats, Castelnau-le-Lez, 2001, p. 51.
12. Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, Paris, 1972. Baudrillard écrit:  Cette pensée rationaliste n’a pas renié la pensée bourgeoise des Lumières, elle est l’héritière de toutes ses conceptions sur la vertu démocratique (ici révolutionnaire) de la diffusion des lumières. Dans son illusion pédagogique, cette pensée oublie que —’acte politique visant délibérément les médias et attendant d’eux son pouvoir— les médias, eux aussi, le visent délibérément pour le dépolitiser.», «Requiem pour les médias», pp. 200-228.
13. Victor Burgin, «Esthétique situationnelle», op. cit., p. 963.
14. Titre de l’exposition de Rosa Barba au Centre International d’Art et du Paysage, Vassivière, 2009-2010.
15. On pense notamment au cultissime film de Richard C. Serafian, Vanishing Point, course à grande vitesse d’une Dodge Challenger R/T de Denver à San Francisco. Ce film, tourné en moins d’un mois dans le désert californien, au tout début des années soixante-dix, est un flashback d’1h30 qui ne présente que deux minutes de narration.
16. Lire à ce sujet l’article d’Alain Renaud-Alain, «La nouvelle architecture de l’image», in Cahiers du cinéma, n°583, octobre 2003, pp. 70-73.
17. Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris, Seuil, p.136.