Rozenn Canevet. Corps exposés

Doctorante en esthétique, Rozenn Canevet est enseignante à l’Esad de Reims et à l’Université Paris 8  St Denis-Vincennes.

Corps exposés

L’appellation Machine Poetry désigne une émancipation de la parole, une libération du mot (1) à l’instar de la libération de l’image qui dans le cylindre ajouré de la Dreamachine  se développe dans un nouvel espace-temps, basé sur une cadence bien particulière: celle de la répétition. Notion fondatrice de l’œuvre en général de Gysin, la répétition favorise une expulsion, une ex-piration de la conscience par les sens et génère un nouveau régime de vision du monde régulé sous un mode expansif:

«Nos ancêtres ont vu des créatures dans les constellations, selon l’agencement apparemment inorganisé des étoiles. Il a été démontré expérimentalement qu’en regardant des points blancs disposés de façon aléatoire sur un écran, l’homme a tendance à trouver un motif ou une image là où, objectivement, il n’y a rien. Son processus mental façonne ce qu’il voit. Les résonateurs extérieurs, tel le flicker, entrent en phase avec nos rythmes intérieurs et entraînent leur extension.» (2)

L’expansion de la lumière sur la rétine filtrée par la peau de la paupière fait d’elle un film sensible à celle-là et fait du corps du spectateur un écran pour la projection de ces formes lumineuses qui appellent à l’interprétation subjective. Ainsi, entre l’œuvre et celui qui l’expérimente, un mode communicationnel singulier s’instaure, posant en quelque sorte un jalon dans l’interrogation formulée par Jean-Christophe Royoux: À partir de quand peut-on dire d’une œuvre qu’elle devient communicable, au point que le spectateur se trouve exposé par elle? (3) En 1998, Cerith Wyn Evans, artiste adepte de la citation, a proposé une version sophistiquée de la Dreamachine. Construite selon les instructions de Gysin (rencontré en 1985) avec des matériaux contemporains, elle dénote d’une volonté de la part d’Evans à ne pas reléguer la Dreamachine au statut de relique. Elle s’expérimente dans un environnement propice à la détente: chaises, tatamis, sélection de films. Le spectateur est invité à regarder les lumières clignotantes de la machine avec les yeux fermés: keep your eyes closed —Evans décrit la Dreamachine comme «peut-être le premier objet au monde fait pour être vu les yeux fermés»— et comme pour le modèle de Gysin, des formes abstraites surgissent sous les paupières, activatrices d’un imaginaire visuel aveugle.

«Machines à confusion» de Carsten Höller


Carsten Höller, [mac] Phi Wall, 2004

Au-delà de cette réappropriation, on retrouve les mêmes thèmes de l’élargissement de la vision, du corps-écran, de la cadence répétitive, du transfert d’une expérience aux effets similaires à des modificateurs de la conscience dans une œuvre. Tous ont en commun cette volonté d’expansion, d’élargissement de l’expérience esthétique qui considère le corps du spectateur comme un élément central de leurs démarches. Néanmoins, à cette filiation s’adjoint une dimension critique envers l’esprit psychédélique des années soixante dont la connotation quelque peu ésotérique et exaltée laisse aujourd’hui songeur. Par exemple, plusieurs pièces de Carsten Höller questionnent l’élasticité de la perception d’une réalité donnée sous un mode scopique: [mac] Phi Wall (ensemble de points clignotants de couleur qui s’allument selon un principe de décalages temporels), Moving Image (projection d’une diapositive au travers d’un disque rotatif perforé qui donne l’illusion d’une image en mouvement, précisément celle de Mohamed Ali mettant K.O. George Foreman à Kinshasa en 1974, ou encore Flicker Film (double projection synchronisée de deux films identiques). Zöllner Stripes est une pièce environnementale dont les murs blancs sont peints d’un motif d’illusion optique sur le parallélisme: des lignes droites et noires hachurées. The Forest permet d’expérimenter la vision monoculaire et simultanée de deux films différents grâce à une paire de lunettes équipées sur chaque verre d’un mini-écran à cristaux liquides. On évolue dans une forêt enneigée, selon un principe de réalité augmentée, jusqu’à ce que le film se scinde. Dès lors, les angles de vue et les couleurs des deux films se dédoublent, chaque image rétinienne s’autonomisant. Le visiteur peut ainsi doubler sa vision du monde en intervenant sur le processus naturel de vision stéréoscopique. Si la vision commence dans l’œil, c’est le cerveau qui utilise ces propriétés pour fournir une description unifiée des objets. Cette fonction cérébrale qui consiste à créer une image unique à partir de deux images rétiniennes est également la clé de la perception du relief et de la profondeur de champ, ce qu’on appelle la vision stéréoscopique. Par leurs positions respectives, les deux yeux ne distinguent pas exactement la même image d’un objet, leur angle de visée étant différent. Le cerveau ne se contente pas de mélanger les deux images, il compare aussi les points de vue, introduisant ainsi une nouvelle dimension: le relief des objets et la distance à laquelle ils se trouvent s’ajoutent à la perception visuelle du monde. Grâce à sa formation initiale, Carsten Höller maîtrise parfaitement ces acquis scientifiques. (4)
Si le mimétisme avec des recherches scientifiques est clairement assumé, l’enjeu de la démarche de Carsten Höller est toute autre. Pour lui, il ne s’agit pas d’investir la sphère artistique avec ses instruments d’expériences de laboratoire pour leur simple attraction formelle mais, a contrario, d’éprouver leurs limites d’application, de les remettre en cause, d’œuvrer dans cet entre-deux qu’est l’aire du doute, de pénétrer ces espaces d’indécisions pour que l’événement fasse acte. L’événement de l’incertitude, de la suspicion d’une réalité telle que l’œil la transmet au cerveau. Face à ces «machines à confusion», quelles attitudes le visiteur choisit et/ou investit? Quels comportements adopte-t-il vis-à-vis d’un tel déconditionnement? Interroger des acquis qui semblent immuables, ne pas apporter de réponses mais en tirer des expériences, telles sont les seules règles que se fixe cet artiste pour «produire une culture du doute émancipée de celle de la productivité.» (5)

Lichtecke (angle de lumière)


Carsten Höller, Lichtecke, 2001

La pièce Lichtecke (angle de lumière), réalisée en 2001, est celle qui partage le plus spectaculairement la dimension du corps-écran avec la Dreamachine de Gysin: cent vingt-huit ampoules électriques de vingt-cinq watts recouvrent la surface de deux murs d’angles. On pourrait rapprocher cela de la manière dont le soleil a servi de point cosmique pour les alignements des civilisations zapotèques. Leur variation d’intensité est synchronisée avec le mouvement de l’activité neuronale humaine. À la diffusion de lumière produite s’ajoute celle de la chaleur. Le dispositif de Höller fonctionne ainsi comme un piège visuel qui fait, de celui qui s’y laisse capturer, un papillon de nuit qui risque de brûler ses ailes. Celui qui s’y expose n’a d’autre choix que de baisser les paupières pour parer à l’aveuglement. Dès lors, cet angle de lumière génère un certain nombre de stimuli auquel le cerveau ne peut se soustraire et provoque l’apparition incontrôlable de phénomènes optiques proches de ceux décrits par Gysin. Pour autant, si Carsten Höller explore les mécanismes de la perception humaine en révélant (par expansion et extension) les sensations physiologiques qui la conditionnent, c’est dans une dimension qui est certainement plus agressive pour le corps que celle, promue par Gysin, ancrée dans le psychédélisme. Si le corps se fait écran, ce n’est pas pour l’amener à un état de conscience élargie vers la rêverie ou l’imaginaire mais pour lui faire conscientiser ses modalités de perception et de réaction dans un environnement aux conditions presque corrosives. Présentée lors de l’exposition Subréel sous le titre Light Corner, cette installation faisait l’objet d’une mise en garde: Il est déconseillé aux individus sujets à l’épilepsie d’être en contact avec cette œuvre. François Piron, co-curateur de l’exposition avec Nathalie Ergino, l’a décrite ainsi:

«Light Corner repose sur un principe extrêmement simple, et scientifiquement anachronique. C’est l’agrandissement d’un dispositif de test de l’épilepsie qui date des années 1930, basé sur un clignotement de lumières à la fréquence de 7,8Hz pour détecter des réactions épileptiques. L’efficacité de ce dispositif agrandi ne doit pas faire oublier qu’il s’agit avant tout d’un choix formel et d’un commentaire sur l’art optique. C’est aussi selon moi un commentaire sur une relation refoulée entre un certain positivisme scientiste et un système de croyance, un mysticisme qui a toujours été intrinsèquement lié à l’acquisition de nouvelles technologies et au développement de la connaissance.» (6)

Forêt épileptique

 
Christophe Berdaguer & Marie Péjus, Forêt épileptique, 1998

Des artistes comme Christophe Berdaguer &t Marie Péjus se sont intéressés à la dimension agressive et dangereuse d’une exposition du corps à des fréquences lumineuses stroboscopiques. Leur Forêt épileptique [fig.62] propose une version extrême de la cadence répétitive liée à l’alternance régulière d’ombre et de lumière:

«Cette installation a été réalisée pour la première fois en 1998. Le dispositif comprend une trentaine de stroboscopes de très forte puissance répartis dans une zone de forêt suffisamment importante pour que les promeneurs puissent se perdre, aucun son n’est diffusé, les fréquences des stroboscopes sont réglées sur des rythmes de flash répertoriés comme pouvant déclencher des crises d’épilepsies photosensibles, ces fréquences oscillent entre neuf et douze hertz.» (7)

De cette installation qui joue sur l’aveuglement, la perte de repères par éblouissement ou obscurité, résulte une vidéo. Celle-ci, projetée sur un pan de mur du sol au plafond, reproduit cette expérience en travaillant sur ce rythme particulier du stroboscope qui alterne persistances rétiniennes et flashs. Comme pour l’angle de lumière de Carsten Höller, la Forêt épileptique se fait corps agressif et sa réception génère obligatoirement des anticorps qu’il est impossible d’ignorer pour celui qui les expérimente. Pour autant, cette notion d’agressivité ou de danger reste relative et suggestive, comme le confirme François Piron:

«Pour Carsten Höller, nous avons été obligés de prévenir les personnes sujettes à l’épilepsie de ne pas s’exposer à cette œuvre. Cela reste spéculatif car selon moi, ce n’est pas l’idée d’un réel danger qui est intéressante, mais plutôt la sensation de basculement, d’altération.» (8)

Si ce qui intéresse François Piron n’est pas d’évanouir le spectateur mais bien plutôt le fait qu’il y pense, c’est aujourd’hui un mode de faire artistique paradigmatique de ces artistes. On est bien plus dans une approche suggestive qu’affirmative qui s’insère précisément dans l’entre-deux qui existe entre la croyance et le doute. C’est le frôlement avec le potentiel d’un possible, l’émergence d’un hypothétique danger qui vient stimuler la conscience subjectivante du spectateur exposé par l’œuvre. Dans la Forêt épileptique, au-delà de l’idée d’une sensibilisation du corps qui devient photosensible et de ses réactions défensives à cet environnement, surgit une imagerie surprenante, non par sa forme, mais par la relation qu’elle compose avec son sujet: les branches d’arbres illuminées par les stroboscopes apparaissent comme autant de synapses irriguant le cerveau. On est donc là dans un système de représentation en circuit fermé. Comme l’expliquent Berdaguer & Péjus:

«L’espace est une représentation de ce qu’il génère. » (9 )

On expérimente la représentation (ou son évocation allégorique) de la réaction produite par cette même expérience. Le fait d’être exposé à (et par) ces œuvres place l’individu dans une situation de retour à soi, face à son libre-arbitre. Le phototropisme (réaction élémentaire d’attirance à partir d’un stimulus lumineux) n’est pas rigide. Malgré leur insinuante présence, ces différents pôles obligés de l’espace physique ou social ne sont pas vraiment déterminants: il est toujours possible de refuser de se diriger vers le soleil…

R.C.

Notes

1. À ce sujet, Sophie Duplaix observe: «Il n’est sans doute pas anodin que le récit de l’origine des Permutations remonte, selon Gysin, à la lecture du livre d’Aldous Huxley, The Doors of Perception, lecture au cours de laquelle l’artiste serait tombé en arrêt devant la tautologie divine: «I am that i am», citée par l’écrivain. Les mots permutés, dans les infinies combinaisons des programmes informatiques que leur applique, aux côtés de Gysin, Ian Sommerville, libèrent le sens et la parole, qui ne lui est plus assujettie. La Dreamachine libère l’image, la délogeant là où elle pré-existe, préprogrammée, comme le langage au cœur de l’inconscient.», cat. Sons & Lumières, op. cit., p. 95.
2. Brion Gysin, Olympia, A monthly review from Paris, n°2, op. cit., (trad. fr. Jean-François Allain, cat. Sons & Lumières, op. cit., p.221. 
3. Jean-Christophe Royoux, op. cit., p. 15.
4. Ses études d’agronomie l’ont mené vers un doctorat en phytopathologie et en entomologie agricole.
5. Comment produire une culture du doute, entretien avec Stéphanie Moisdon Trembley in Beaux-arts Magazine, septembre 2004.
6. François Piron, entretien avec l’auteur, 2004.
7. cbmp.com
8. François Piron, entretien avec l’auteur, 2004.
9. CBMP, Entretien avec Anne-Valérie Gasc, [Plastik] n°4, éd. Publications de la Sorbonne, Paris, 2004.